dimanche 23 janvier 2011

La Guerre des banlieues n'aura pas lieu, d'Abd Al Malik, au Cherche Midi

« On ne fait pas de la littérature avec des bon sentiments », disait André Gide. Il aurait été aimable de prévenir Abd Al Malik avant que celui-ci n’écrive son dernier roman, La Guerre des banlieues n’aura pas lieu. Tout le monde ne semble pas pourtant de cet avis, puisqu’il a été édité et qu’il a même reçu le prix Edgar Faure, du meilleur roman politique.
Au crédit de son éditeur, Le Cherche Midi, il faut avouer que l’idée de voir un déclameur de posés s’essayer à l’art du roman était plutôt plaisante. En temps normal, Abd Al Malik est en effet d’avantage connu pour son slam, poésie déclamée. Il a contribué, avec Grand Corps Malade, à faire connaitre au grand public ce nouveau genre musical, issu du rap.
Dans son livre, comme dans son slam, Abd Al Malik parle du problème des banlieues pauvres, où il a grandi. Pourtant, malgré ses hautes ambitions, ce livre, qu’on ne saurait en vérité classer car il tient à la fois du roman, de l’autobiographie, de l’essai politique et même du message spirituel, ne nous apporte finalement pas grand-chose.
La réflexion sur le problème d’intégration des jeunes des cités n’amène rien de niveau au débat, se limitant à un discours très consensuel. Cela explique sûrement pourquoi Olivier Dassault, membre du jury de l’ambigu prix Edgar Faure, mais également homme politique rétrograde et fils de Serge Dassault, le grand patron de presse multimilliardaire, n’a pas vu d’inconvénient à le récompenser pour son roman politique.
L’histoire du personnage, Peggy, ancien délinquant fraîchement sorti de prison où il s’est converti à l’Islam, aurait pu apporter une dimension subjective intéressante mais l’écriture se révèle trop pauvre. L’auteur jongle mal entre écriture orale et littéraire. Il en résulte un mélange brouillon et sans personnalité. De plus, Abd Al Malik apparait trop clairement derrière son personnage. Le lecteur n’est pas dupe et il s’agace : pourquoi ne parle-t-il pas directement en son nom plutôt que d’intervenir sans cesse dans le livre : introduction, remerciements, « autoportrait kaléidoscopique » où il a la bonté de nous informer de ses livres, films et chanteurs préférés.
Enfin la constante référence à la religion est gênante. Le livre dédie des pages entières à des extraits du Coran ou à des discours de maîtres soufistes. De fait Abd Al Malik et donc son personnage, se sont convertis à l’Islam et ils tentent de nous offrir un point de vue sur la religion plus spirituel que celui que nous apportent d’ordinaire les médias en l’associant au terrorisme. D’une certaine manière, c’est réussi. On s’étonne de découvrir ce courant d’interprétation spirituelle de l’Islam. Mais la chose est présentée de manière si maladroite que l’on a tantôt l’impression qu’il nous fait un cours sur l’Islam, tantôt qu’il veut nous convertir. Dans les deux cas, la tentative est déplacée.
On comprend bien que l’auteur veut nous transmettre son regard sur le monde, éclairé par le soufisme et par sa propre histoire, mais l’on comprend surtout qu’il veut parler de lui-même et que ce regard est narcissique. Il écrit : « Moi je suis un gars plutôt pas mal dans mon genre […]. C’est un constat : je suis vraiment pas un type comme les autres. », ou encore « J’étais juste le Philosophe, le type que la rue avait proclamé “L’enculé le plus intelligent du quartier”. »
Pour faire de la littérature, il faut parvenir à puiser dans sa subjectivité tout en abandonnant son ego, afin d’atteindre une parcelle de l’universel. Il faut sentir les choses plus que les raisonner. Il faut faire sien les mots, ne pas imiter.
Bref, La Guerre des banlieues n’aura pas lieu a un intérêt littéraire et politique tout-à- fait réduit mais il conviendra sans doute aux fans d’Abd Al Malik, et après tout, c’était peut-être le but.

mercredi 19 janvier 2011

Interdit, de Karine Tuil, 2010, Grasset.

Il est indéniable que l’interdit est une chose qui à la fois nous arrête et nous fascine. En cela, le roman de Karine Tuil est tout à fait fidèle à son titre.

Interdit est un roman qui laisse un arrière-goût amer et piquant. Il suscite, chez le lecteur, un mélange de sentiments hétéroclites : drôle tout en étant tragique, triste en étant humoristique, agréable en étant oppressant, Malsain en restant plaisant… et vice-versa. Si l’on pouvait réduire ces impressions en un seul mot, il s’agirait probablement de confusion. Non pas que le texte soit confus, loin de là, mais le terme traduit bien l’état d’esprit à la fois du lecteur et du narrateur. Pour éviter que cette critique ne suive un chemin semblable, quelques éclaircissements s’imposent.

L’histoire est celle de Saül Weissmann, un vieil homme juif qui a survécu à la déportation et aux camps de la mort en 45. Alors qu’il est sur le point de se marier, Saül apprend qu’il n’est, en réalité, pas vraiment juif. Et ce, malgré soixante-dix ans passés dans le respect de la loi juive et sa déportation à Auschwitz. Cette déclaration du rabbin résonne aux oreilles du vieil homme comme une sentence et l’ébranle jusqu’au plus profond de son être. Cette négation de son identité l’entraine toujours plus loin dans une folie qui semble ne jamais devoir prendre fin.
Dédoublement de personnalité et paranoïa se mêlent à l’horreur des camps et à la peur, qui reviennent le hanter. Son esprit devient le théâtre d’un affrontement sans fin entre « les deux Weissmann » : d’un côté le Juif, attaché à son enseignement et à son devoir de mémoire, et de l’autre le non-Juif, dont la soif de liberté le conduit à l’antisémitisme radical.

Pourtant, Interdit n’est pas un roman sur la judéité. C’est un roman sur un homme qui passe sa vie à passer d’une prison à une autre. Celle des camps, puis sa propre prison, celle de sa condition juive, de ses devoirs, et enfin celle du mariage. Un emprisonnement de soixante-dix ans qui débouche sur une névrose destructrice et libératrice.

Malgré ce sujet extrême, le texte ne verse pas dans l’invraisemblance ou le ridicule. Es nombreuses exagérations et répétitions sont justifiées car elles ne sont que le symptôme de cette folie qui ronge l’esprit de Weissmann. Le thème de la déportation, d’abord présent en filigrane, se fait de plus en plus présent, imposant, percutant voire envahissant à mesure que les obsessions du narrateur se développent. De façon paradoxale, ce sont les passages caricaturaux qui fondent le réalisme de l’histoire, tout en apportant une dimension comique, comme le montre ce passage sur le chat de Saül, qui introduit le sentiment de persécution du vieil homme : « Je me sentais désemparé : c’était la première fois qu’il m’agressait ; jamais il n’avait eu le moindre geste antisémite à mon égard. » Par la suite, ce délire « d’agression antisémite » va s’étendre au personnage lui-même à travers sa double personnalité, transformant ses tentatives de suicide en tentatives de meurtre contre « son Juif ». D’autres passages, encore, jouent sur des variations brusques dans la syntaxe et la ponctuation, accentuant encore le propos pour entrainer le lecteur dans les délires de Weissmann.

Interdit est donc un texte surprenant, mais surtout intelligent, qui se lit à la fois avec plaisir et un sentiment de malaise.
Sentiment qui sera bien vite dépassé avec la dose de second degré nécessaire pour apprécier ce texte comme il le mérite.

mardi 18 janvier 2011

"Mon vieux et moi", Pierre Gagnon, éditions Autrement, 2010, 86p.

« Qu’est-ce qui m’arrive d’aimer les vieux ? » Voilà la question que se pose le héros de « Mon vieux et moi ». Pierre Gagnon a déjà connu le succès au Québec avec « 5-FU », un récit sur le combat d’un homme contre la maladie. Aujourd’hui, il aborde avec brio un thème tout aussi ancré dans la réalité : la vieillesse.

Tout commence par la fin, avec le décès de la vieille tante du narrateur fraîchement retraité. Celui-ci décide de prendre un nouveau départ en adoptant l’ami de sa tante, Léo, 99 ans, qu’il accueille chez lui. La vie commune des deux hommes débute alors, la plus simple possible malgré les contraintes qu’une telle adoption engendre. Leur histoire est faite de petits riens, d’anecdotes, de découvertes qui sont autant de jalons d’une grande aventure. Ensemble, ils cèdent à l’envie d’acheter une malle prétendue « pleine de souvenirs », comme pour retrouver cette vie qui s’enfuit. Pourtant, malgré leurs âges, la malle est vide : il faut qu’ils continuent d’avancer pour se créer de nouveaux souvenirs. Le récit semble nous dire que la vie est plurielle, elle peut et doit être recommencée quand nous en sentons le besoin.

D’une écriture douce et poétique, Gagnon brosse le portrait d’une vie à deux qui, bien sûr, ne durera pas toujours. Les chapitres, très courts, s’égrènent comme les derniers jours de la vie de Léo. On craindrait presque de tourner la page tant on voudrait préserver quelques instants de bonheur, de plus en plus rares au fur et à mesure que la mémoire et les forces de Léo disparaissent. Car, impuissant, le lecteur voit l’état du vieil homme se dégrader par les yeux du narrateur.

On le sait, accompagner un proche dans la vieillesse, n’est pas chose aisée entre la douleur du déclin, les difficultés matérielles ou souvent, la maladie. Les émissions de télévision sont là pour nous le rappeler et nous offrir témoignages et conseils, merci bien. A l’inverse, « Mon vieux et moi » ne verse ni dans le sentimentalisme, ni dans la psychologie. Sans prétention, ce roman retrace le chemin qu’ont parcouru ensemble deux hommes avant d’être séparés. Dépassé par la souffrance et l’incohérence de la vieillesse, le narrateur va être contraint de ramener Léo à la maison de retraite. Le roman fonctionne donc comme une boucle puisqu’on revient à la situation de départ. Le lecteur comme les personnages en ressortent enrichis même s’ils peuvent être déstabilisés devant la fragilité de la vie.

« Voilà, c’est tout. Ca s’appelle vieillir. Jamais on ne raconte ces choses-là bien sûr. Ca n’intéresse personne. » Pourtant, le lecteur, lui, accroche, même s’il pense connaître la fin de l’histoire, de la vie, de Léo. C’est sans compter sur le talent de Pierre Gagnon pour nous surprendre et, peut-être, nous faire sourire une dernière fois avant de refermer le livre.

lundi 17 janvier 2011

Maylis de KERANGAL, Naissance d’un pont. Édition Verticales – Septembre 2010

La naissance d’un pont est celle d’un nouveau monde.


« L’hiver dure, fourreau de verre. Le froid gaine la ville. Céruse les perspectives, précise les sons, détache les gestes, et le ciel prend dans tout cela une part exagérée. Sur le fleuve, les hommes s’activent et le pont augmente. »

Le 15 août 2007, le New York Times annonce la construction d’un pont dans la ville de Coca, en Californie. L’ambition est simple : construire un immense pont suspendu qui doit désenclaver la ville imaginaire de Coca, et l’ériger en nouvelle Dubaï.

Au cours de cette entreprise démentielle, se croise le destin d’une dizaine d’hommes et de femmes que tout oppose ; du chef de chantier Georges Diderot au grutier Sanche, en passant par la responsable du béton, Summer Diamantis. Des êtres humains venus du monde entier se rencontrent, se découvrent et s’attachent les uns aux autres.

Absorbés par la construction, ces individus, dont les histoires individuelles s’entremêlent, sauront désormais. Un chantier, c’est tout le monde.

Née en 1967, Maylis de Kerangal est une figure de l’édition et de l’écriture. D’abord éditrice aux Editions du Baron Perché, elle a ensuite travaillé pour les Guides Gallimard ainsi que pour la jeunesse.

Elle décide finalement de se consacrer entièrement à l’écriture et signe ici son troisième roman aux Editions Verticales, Naissance d’un pont, qui lui vaut le prix Médicis.

Il y a dans ce livre la force d’un regard singulier sur le monde, un regard intelligent.

Porté par une écriture puissante, Naissance d’un pont suit les trajectoires d’hommes et femmes, tous acteurs de cet incroyable projet. A travers ces histoires, Maylis de Kerangal aborde intelligemment les thèmes de la lutte des classes et du pouvoir : l’état du monde y est dessiné.

Ces ouvriers, ingénieurs, grutiers, soudeurs, manutentionnaires etc. viennent des quatre coins du monde, se croisent et vivent désormais en ayant un objectif commun, celui du pont. Ces hommes vivent dans le présent, celui du chantier.

Ce roman, documenté, précis et technique orchestre brillamment la frénésie humaine et matérielle de cette entreprise démentielle.

La délicatesse de Maylis de Kerangal nous fait sentir la complexité du monde dans lequel nous vivons.

Chloé Rougeulle

dimanche 16 janvier 2011

Bret Easton Ellis , Suite(s) impériale(s), Robert Laffont, 227 pages, 2010


Vingt cinq ans après, Bret Easton Ellis nous livre la suite de Moins que zéro.



« Ils avaient fait un film sur nous ». A l'occasion de la sortie d'un film sur sa vie et sur celle des ses amis, Clay, scénariste naviguant entre Los Angeles et New York, dresse un portrait dystropique du monde du cinéma hollywodien.

Clay est de retour à Los Angeles pour superviser le casting d'un film. Lors de ses errances il recroise de vieux amis, les même qu'à l'époque de Moins que zéro. Il y a Blair, ancienne petite amie à l'université, et Julian, tout juste sorti d'histoires de drogue et de prostitution. Parmi ces visages connus il rencontre Rain Turner, jeune actrice à qui il promet un rôle en échange de faveur sexuelles.

C'est sur ce postulat initial que Bret Easton Ellis construit ce roman. Suite(s) Impériale(s) retrace l'errance de Clay à travers un Los Angeles sordide et désillusionné grâce à des fragments désordonnés et des faits divers sordides : un homme disparaît, un autre est retrouvé mort dans une poubelle, les mots « Disparaître ici » apparaissent en lettres rouges sur un miroir...

Bret Easton Ellis, écrivain de la « génération X », une génération déconnectée de son passé, est principalement décrit comme un nihiliste.

Depuis Moins que zéro, publié alors qu'il est encore étudiant, ses livres dépeignent des personnages conscients d'être dépravés et vains dans les métropoles américaines que sont New York et Los Angeles.

Suite(s) impériale(s) s'inscrit dans cette continuité en livrant au lecteur une reflexion sur ce qui transforme les hommes en bêtes. Los Angeles est un personnage de l'histoire à part entière puisque que comme l'affirme une jeune fille après un week-end de drogues et d'orgies : « C'est ici que vit le diable. »

Au travers d'une écriture épurée, d'une histoire emmêlée et d'un univers fantomatique Suite(s) impériale(s) est un livre puissant dont on ne peux se détacher qu'un fois la dernière page finie.


samedi 15 janvier 2011

Sukkwan Island de David Vann, aux éditions Gallmeister

« L’espace d’un instant, Roy eut la sensation de débarquer sur une terre féerique, un endroit irréel. » Cette terre féerique, c’est Sukkwan Island, une île isolée et inhabitée, perdue au large de l’Alaska : une île coupée du monde, accessible seulement par bateau ou hydravion ; une île sauvage, aux forêts humides et inquiétantes, aux montagnes escarpées et dangereuses. C’est ici que Jim a décidé de vivre pendant un an dans une cabane en bois, accompagné de son fils, Roy, treize ans. Jim a tout raté, sa vie personnelle et sa vie professionnelle. Ce séjour sur l’île, il le voit comme une rédemption, un moyen de purger toutes ses fautes. Il veut aussi apprendre à mieux connaître ce fils qu’il n’a jamais pris le temps de regarder grandir. Commence alors une cohabitation difficile, d’autant que Jim ne maîtrise pas les rudiments de la survie en pleine nature. Chaque échec l’enfonce plus loin dans la dépression. Roy tente d’ignorer la détresse de son père, mais il lui est difficile de faire abstraction de ses gémissements et de ses sanglots pendant la nuit. Cette situation inconfortable et oppressante perdure jusqu’à ce qu’un drame violent et imprévisible vienne clore la première moitié de ce roman. Quant à la seconde, je n’en soufflerai mot sous peine de dévoiler l’intrigue et le destin de ses protagonistes.

David Vann, l’auteur de ce roman, est un écrivain américain, il enseigne aussi à l’université de San Francisco. Il est surtout connu pour son roman A Mile Down : The True Story of a Disastrous Career at Sea, l’histoire du naufrage d’un bateau qu’il a lui-même construit. Il a aussi écrit Legend of Suicide, un recueil de poèmes inspiré par le suicide de son père. C’est d’ailleurs de ce recueil que Sukkwan Island est tiré. Cependant, ce roman ne trouvera d’éditeur que quinze après sa rédaction. Sukkwan Island est lui aussi inspiré directement de la vie de l’auteur. Comme dans l’histoire, le père de David lui demande s’il veut venir avec lui vivre sur une île déserte. David répondra non. Le parallèle entre la fiction et le réel s’arrête là. Son père se suicidera quelques mois plus tard, laissant une intolérable question hanter l’esprit de David : « Et si j’avais accepté… » C’est ici que commence le récit de Sukkwan Island.

La connaissance de ces faits apporte une dimension plus profonde au récit. Le style clair et sans fioriture va droit au but. L’action s’étire lentement, puis s’accélère de façon spectaculaire dans les évènements tragiques. Mais elle reste si sommaire et expéditive qu’il faut plusieurs lectures avant d’intégrer les conséquences du récit. En trois phrases courtes, l’auteur crée le drame. C’est égarés, déstabilisés et inquiets que David Vann nous abandonne à la fin de son roman. Un roman poignant qui nous oblige à méditer sur les grands rêves et les raisons de vivre.

« Il sut alors que Roy l’avait aimé et que cela aurait dû lui suffire. Il n’avait simplement pas compris à temps. »

Black Rock, Amanda Smyth

Black Rock d’Amanda Smyth, 349 p., Phébus édition

Bien que Black Rock reprenne des thèmes, déjà vus et associés à la condition des noirs dans les colonies anglaises des années 1950 tels la relation tabou entre l’employeur blanc et l’employée noire et les travailleurs noirs dans les plantations de colons blanc, les riches propriétaires de l’époque, Amanda Smyth signe ici un premier roman tout en chaleur avec les descriptions luxuriantes des îles de Trinité-et-Tobago, dans la mer des Antilles et tout en finesse avec la recherche intérieure de sa jeune héroïne, Célia.

Amanda Smyth, d’origine irlandaise habitant le Yorkshire en Angleterre, voit son enfance ponctuée par des séjours plus ou moins longs à Trinidad, d’où sa mère est originaire. Cette île influence énormément l’écrivaine, offrant ainsi des décors aussi réels qu’intimistes pour son premier roman. Ces décors si profonds et si personnels lui permirent d’obtenir un Art Council Grant pour son livre salué par la critique anglo-saxonne. Amanda Smyth reçut également le prix du premier roman étranger en 2010 et fit partie des livres sélectionnés pour le prix Femina de la même année.

Son héroïne, la jeune Célia, a été recueillie dès sa naissance par sa tante Tassi et son second mari Roman, qui l’élevèrent avec leurs deux filles Vera et Violet. Tassi lui a toujours proféré ces paroles : « une âme s’en vient, une autre s’en va » à propos de sa mère morte en lui donnant le jour. La jeune fille grandit donc dans cette famille, craignant chaque jour Roman qui était, pour elle, le diable en personne : misérable, violent, alcoolique et coureur de jupon. C'est en vivant avec cette peur qu'elle rencontrera la vieille voyante du village qui lui prédira, assez mystérieusement, ce discours : « un homme t’aimera mais tu ne l’aimeras pas. Tu vas détruire sa vie. […] Celui que tu aimes te brisera le cœur en deux. Tu te moques de ce qui peut arriver tant que tu obtiens ce que tu veux. Tu ne mourras pas dans ce pays. Tu mourras dans un pays étranger ». Des paroles qui se trouvent être dures et mélancolique pour une si jeune personne. Mais n'en tenant aucunement compte, Célia continuera sa vie à Black Rock jusqu'au jour où elle devint véritablement une femme, à ses 16 ans. Roman commit alors l’irréparable. Ne supportant plus de rester sous le même toit que lui et cachant la vérité à sa tante, Célia décide de s’enfuir de Black Rock à Tobago pour aller à Trinité, l’île jumelle où se trouve son autre tante, Sula.

C’est en entreprenant ce périple qu’elle commencera un long voyage intérieur : le passage de l’adolescence à l’âge adulte… La vie de Célia sera alors bouleversée et répondra étrangement à la prédiction de la voyante.

Les descriptions luxuriantes de la faune et la flore de ces îles, le respect des coutumes et croyances locales font que ce premier roman nous transporte aisément dans ces paysages paradisiaques et dans cette époque si caractéristique d’avant l’indépendance, quelques années plus tard. De par ses personnages, si attachant grâce à leurs sentiments douloureux et leurs désirs si humains, Amanda Smyth nous offre avec Black Rock, un roman touchant et nostalgique.

Passé le fait qu’il reprenne des thèmes déjà abordés, on est agréablement surpris par la légèreté de l’écriture de cet auteur. On voyage avec l’héroïne et on découvre chaque chose au jour le jour à travers son regard. On ne fait que subir la chaleur de ces îles, qu’admirer ses somptueux paysages, qu’humer l’air de Trinité et découvrir la réalité de Célia. Et cela avec une justesse si forte que l’on ne peut que ressentir comme une massue s’abattant sur nous, l’épopée de cette jeune fille qui ne cherchait qu’une seule chose : fuir sa vie passée à Tobago.

Ce n’est pas simplement un voyage, une quête, non c’est la vie relatée d’une jeune fille avec ses espérances et ses choix. Ce qui, encore aujourd’hui, pourrait arriver à n’importe qui, même si on ne le souhaiterait en rien, tant la fin semble bouleversante d’humanité.

À lire aussi

D'autres critiques, sous la forme de coups de cœur, sur http://enlisantetenecrivant.blogspot.com/

vendredi 14 janvier 2011

Life, de Keith Richards

Life, de Keith Richards en collaboration avec James Fox, aux éditions Robert Laffont, paru le 28 octobre 2010, trad. de l'anglais par Bernard Cohen & Abraham Karachel (680 p., 22,90€)
Redlands, 1967, domicile de Keith Richards: "On frappe à la porte. Je regarde par la fenêtre et il y a plein de nains dehors, tous habillés pareils! Des policiers, mais ça je ne le sais pas encore. Pour moi c'est juste des petits personnages tout de bleu vêtus avec des trucs qui brillent et des casques."
A 67 ans, Keith Richards, guitariste et confondateur du plus fameux des groupes de rock britannique The Rolling Stones, nous livre sa biographie, dont certains passages étaient déjà repris partout avant même la sortie officielle. Il collabore avec James Fox, ami de longue date et journaliste anglais. Il a interviewé Keith à de nombreuses reprises depuis 2007, ainsi que certains de ses proches pour évoquer des thématiques particulières (les arrangements avec les Beatles, ses idoles, la genèse des morceaux etc.) sans se soucier de leurs ordres chronologiques.
Life, Ma vie avec les Stones, raconte le passé tumultueux du groupe mythique entre sexe, drogues et rock'n'roll. On y croise aussi de nombreuses égéries telles que Chuck Berry, Truman Capote ou encore John Lennon, à qui Keith se permet de donner des leçons: "Tu as ta putain de guitare sous ton putain de menton, pour l'amour de Dieu! C'est pas du violon que tu joues!"
Passionné de musique, Keith nous livre les secrets des titres cultes Brown Sugar, Satisfaction, Angie... sa recherche de l'accord parfait et son admiration pour de célèbres musiciens.
De nombreuses groupies gravitaient aussi autour du groupe, ce qui a conduit à de nombreux triangles amoureux entre Keith, Mick Jagger et Anita Pallenberg ou encore Marianne Faithful. Leurs relations ressemblaient à des feuilletons télévisés (tel que Peyton Place d'après Keith) avec de l'amour, des trahisons et du sexe.
Keith rend particulièrement hommage à son ami Charlie Watts dont il apprécie énormément le talent de batteur et les qualités humaines, mais il dénonce le comportement machiste et la folie des grandeurs de Brian Jones, cofondateur du groupe mort en 1968.
Cependant, le livre est particulièrement marqué par sa relation avec son "Glimmer Twin": Mick Jagger. De leur rencontre, enfants, jusqu'à leur énorme succès, en passant par les galères, leur relation fraternelle, les trahisons, les problèmes d'égo...tout y passe. Ensuite de la taille du sexe de celui qu'il surnomme "Brenda" ou encore "Sa Majesté" à sa carrière solo, Keith s'en donne à coeur joie: "Son album à lui s'intitulait She's the boss, ce qui dit tout. [...] C'est comme avec Mein Kampf toute le monde en avait un mais personne ne l'avait ouvert. [...] Et ses titres suivants Goddess in the Doorway [...] mais j'aurais plutôt appelé le deuxième Dogshit in the doorway". Malgré tout, Keith nous rassure en disant toujours l'aimer...
Si la taille du livre peut surprendre (650 p.!) ainsi que son contenu, très peu de photos mais du texte et encore du texte, la biographie se lit d'une traite. Les anecdotes se suivent mais ne se ressemblent pas, le tout dans un style fluide et très parlé. Après Kurt Cobain ou encore Jim Morrisson, Keith fait son entrée parmis les rockers à biographie (à la différence qu'il est toujours vivant...)
Life est une bible pour les amateurs, it's only rock'n'roll but we like it!

jeudi 13 janvier 2011

A la folle jeunesse, Ann Scott

Certains disent qu’A la folle jeunesse d’Ann Scott (éditions Stock – août 2010) offre enfin une suite à son bestseller Superstars (Flammarion – 2000). L’auteure, elle, ne se prononce pas.

Ann Scott est née le 3 novembre 1965 à Boulogne, d’une mère Russe et d’un père Français, tous deux orphelins. Ils ne furent pas très présents durant l’enfance de leur fille. Ann Scott fut tour à tour musicienne, mannequin et écrivaine, avec un premier roman sorti en 1996 (Asphyxie chez Florent Massot).

Mais les lecteurs ne la découvrent réellement qu’en 2000, grâce à Superstars, roman partiellement autobiographique et témoignage de la génération techno.

A la folle jeunesse est son sixième roman, publié pour la rentrée littéraire en août 2010. Celui-ci provoque moins de réaction depuis sa sortie que Superstars, bien que le sujet principal (la vie de l’auteure) soit le même. Plus calme, moins provocant et moins polémique, il a donc moins de répercussion médiatique.

Le style est limpide, les phrases et le vocabulaire sont simples. L’écriture est parlée, elle écrit comme si elle nous racontait sa vie de vive voix, mais de manière totalement indifférente. Elle décrit sa vie avec distance : « Je dois avoir 10 ans, mes yeux sont plissés de fureur parce qu’on me force à me tenir face au soleil ou parce que je n’existe qu’en photo [ … ] et je ne sais pas que plus tard je vais devenir mannequin puis claustrophobe puis écrivain. ». Le style peut parfois se rapprocher de celui de Justine Levy dans ses autofictions comme Mauvaise fille. Après Superstars, le changement est radical.

A la folle jeunesse est un roman autobiographique, il raconte un passage de la vie d’Ann Scott : « l’après célébrité » de Superstars et le retour à la normale qui en découle. Ce retour « à la normale » ne peut pas l’être totalement après avoir été sous les feux des projecteurs.

Cet ouvrage nous livre également les phobies, les colères, les joies et les déceptions de son auteure à la vie tourmentée. Il est intéressant et agréable à lire mais manque parfois d’énergie. De plus, certaines réflexions semblent nombrilistes et susciteront certainement l’agacement des lecteurs.

D’autres passages ont l’air d’être des suites de plaintes de la part de l’auteure sur sa vie passée et présente, ce qui risque de déplaire. Le désarroi face à ce qui ressemble à des plaintes répétitives pourrait être leur ressenti.

Malgré tout, Ann Scott nous envoute encore grâce à sa plume particulière et nous raconte avec sincérité les plus gros mensonges de sa vie.

Pauline

Fils d'Heliópolis, James Scudamore

« Parfois, j’ai envie de fuir cette existence à laquelle j’ai été promu, pour aller vivre au bord de l’océan. […] Et puis je songe à ce que je pourrais être aujourd’hui si Zé et Rebecca ne m’avaient pas adopté. Catador, fouilleur de poubelles, zigzaguant entre les files de voitures, avec son tombereau de ferraille ? Marchand de barbe à papa déambulant pieds nus dans les jardins publics ? »

Ludo Dos Santos est le fils d’Heliópolis, une favela à São Paulo au Brésil. Alors qu’il était bébé, il a été recueilli avec sa mère par Zé Carnicelli, un homme d’affaire influent qui a été ministre durant quelques années.

Dans un récit à la première personne, Ludo remonte progressivement le fil de son enfance, révélant les contradictions qui pèsent sur sa vie. L’enfant des bidonvilles a échappé à la misère, la violence et les drogues par une chance extraordinaire, quand Rebecca, l’épouse de Zé, l’a rencontré lors d’une action humanitaire. Et pourtant il ne se sent pas appartenir au monde stérile et cloisonné d’Angel Park, la résidence surprotégée de São Paulo dans laquelle la famille Carnicelli évolue.

Après une enfance paisible, Ludo a fait des études prestigieuses aux États-Unis. À vingt-sept ans, il pourrait se targuer d’être publicitaire dans une grande agence. Mais son métier, bâti sur l’abus des pauvres, le dégoûte profondément.

Ludo entretient depuis plusieurs années une relation sans avenir avec la fille de Zé, Mélissa, dont le mari Ernesto, est toujours absent du domicile conjugal. Ludo est prisonnier de cet amour obsessionnel qui l’empêche de s’épanouir ; il n’est nécessaire à Mélissa que lorsqu’elle se sent abandonnée par Ernesto.

Par ailleurs, afin de façonner sa vie comme il l’entend, le charismatique Zé manipule ses proches et leur interdit de faire leurs propres choix. Ludo ne s’affranchit pas plus que Rebecca et Mélissa de ce paternalisme oppressant. Sa vraie mère refuse d’évoquer le passé, tant elle est honteuse de n’avoir pu sortir seule son enfant des bidonvilles. Les silences de la mère et l’absence du père génétique enferment le jeune homme dans une vie qu’il ne parvient pas à s’approprier, faute d’identité. Surtout, Ludo grandit dans le mythe du petit favelado sauvé de la pauvreté, s’en pouvoir se projeter vers l’avenir, comme si cette chance exceptionnelle l’obligeait à ressentir une reconnaissance éternelle envers la société de riches qui l’a recueilli. Et cette reconnaissance se fissure lorsqu’il découvre que son enfance est construite sur les mensonges.

Le second roman de James Scudamore, traduit de l’anglais par Anne-Marie Carrière, est raconté dans un langage simple, sans poésie, mais souvent tranchant. Il nous emporte au cœur des contradictions du capitalisme, brassant les quotidiens diamétralement opposés des riches circulant en hélicoptère pour aller au travail et des favelados enterrés dans les bidonvilles.

Dans cet univers où les faux semblants planent, Ludo est un pion. Et jusqu’à la dernière page, le lecteur est pressé de dénouer les fils qui le retiennent en marge de sa propre vie.