mardi 13 octobre 2009

Tous coupat, tous coupable d' Alain Brossat ; Edition Lignes

La nouvelle livraison des éditions Lignes, un court essai, tous Coupat, tous coupables, écrit par le philosophe Alain Brossat sur l'affaire Tarnac — rappelez-vous cette rocambolesque affaire de terrorisme d'ultra-gauche ou anarcho-autonome c'est selon (dixit Alliot-Marie) mettant en cause de jeunes et brillants étudiants reconvertis dans le militantisme et accessoirement dans la gestion d'une épicerie — va indisposer tous les champions de l'antitotalitarisme et tous les thuriféraires de la démocratie de marché, des droits de l'homme et du moralisme démocratique. (Bernard-Henry Lévy, André Glucksmann, Pascal Bruckner...)

En effet, ce livre va à l'encontre de toute une doxa démocratique qui aujourd'hui représente l'agencement discursif dominant des sociétés capitalistes développées, susceptible de créer du consensus et de gommer les aspérités. Car pour Brossat, l'affaire Tarnac n'est qu'un moyen de prendre le pouls idéologique de nos sociétés et de voir où en sont les subjectivités politiques. Et, au-delà de l'affaire, ce qu'il analyse c'est la réaction qu'elle a suscitée dans les milieux intellectuels et plus particulièrement chez certain des intellectuels critiques les plus en vue. Il montre notamment que ceux qui, parmi les philosophes contemporains, ont travaillé de la manière la plus constante et la plus convaincante à la déconstruction du mythe utile de la démocratie réelle -- épinglée comme oligarchie effective chez un auteur comme Jacques Rancière, comme artifice pseudo-majoritaire chez Alain Badiou, comme ventriloque du néo-libéralisme triomphant chez Daniel Bensaid, comme otage du principe marchand de l'équivalence générale chez Jean-Luc Nancy, comme paravent de l'état d'exception chez Giorgio Agamben, comme fétiche du nihilisme contemporain chez Slavoj Zizek -- vont être conduit, à travers une pétition en défense des accusés, à remettre en selle le fétiche déboulonné sous la pression d'une sorte d'état d'urgence politique. Il montre donc que toute prise de position sur un plan politique est obligé de s'agencer au référent démocratique et cela indépendamment de toutes opinions philosophiques individuelles. Mais la vraie politique, "la politique passionnelle", non neutralisée par l'agencement discursif dominant, ne peut que se développer sous le paradigme de la division et du conflit alors que la démocratie moderne ne se présente que sous le régime de l'"un-seul", du bloc monolithique et consensuel. Donc, pour réactualiser la politique, pour lui permettre de remettre en cause l'ordre de la police, il est nécessaire de réactiver les subjectivités dissidentes, totalement hétérogènes au régime de l'"un seul". Pour cela, l'axiome "tous démocrates" ne peut suffire car il réunit dans un même consensus mou les subjectivités dissidentes et les subjectivités dominantes.

Alain Brossat nous offre ainsi, par ce court essai revigorant, loin de la bien-pensance et du politiquement-correct, une réflexion salutaire remettant en cause tous les fétiches de notre modernité. De plus ce livre se trouve être d'autant plus important, à une époque où tous le monde se réclame de ces fétiches démocratiques, de l'extrême droite à l'extrême gauche, du militarisme des faucons impérialistes américains aux élans humanistes et biopolitiques des associations humanitaires, bref à l'heure où le "tous démocrates" fait encore consensus.
Romain DAUTCOURT

Tous les hommes sont menteurs d’Alberto Manguel, Actes Sud.

Le livre d’A. Manguel est une constante mise en abyme du roman dans le roman.

Le lecteur de Tous les hommes sont des menteurs se transforme en historien, enquêteur et journaliste à la fois tandis que le roman nous offre un visage de documentaire aux allures biographiques mâtiné de polar.

Nous somme plongés dans une question qui ne trouve pas de réponse dans un univers qui, nourri par l’imaginaire d’un auteur, de ses narrateurs, et d’un lecteur, grandit sans jamais offrir sa vérité.
Un journaliste français, Terradillas, décide d’enquêter sur la vie et la mort d’un écrivain méconnu et génial, André Bellavicqua, auteur d’une œuvre unique et majeure : l’éloge du mensonge. Celui ci est en effet décédé dans des circonstances étranges, les autorités parlent d'un suicide, mais cela pourrait être un meurtre.
Interrogées par Terradillas, quatre voix vont tour à tour dérouler le fil de la vie d’André Bellavicqua tel qu’elles s’en souviennent. Nous avons le témoignage de Manguel lui même, confident malgré lui, celui de la femme de Bellavicqua, amoureuse passionnée, le récit de l’écrivain cubain et ancien compagnon de cellule surnommé « le goret », et enfin les derniers mots d’un délateur haineux et jaloux.

Au travers de ces quatre récits, ce sont quatre hommes différents qui apparaissent. Sous le regard de l’amour ou de l’indifférence, la figure de l’écrivain se diversifie, tantôt fade ou passionnée.
Les apparences qu’on croyait acquises avec l’un se défont avec chaque nouveau narrateur. Une anecdote contée par l’un en cache d’autres, toujours plus différentes. Le personnage est aussi multiple que ses biographes du moment. Les narrateurs n’ont eux même de cesse d’interroger la part de vérité et de mensonge dans la littérature, dans les témoignages des autres, le rôle de l’imagination pure et sa responsabilité. Et pourtant ils inventent. Sous couvert de détenir la seule vérité, ils romancent des éléments du réel et décrivent chacun ce qu’ils ont cru voir ou tout simplement fantasmé chez André Bevillacqua.

Cohabitent dans le roman personnages du réel ayant appartenu au Madrid de Manguel, et d’autres de fiction. S’il s’agit bien d’un roman, le romancier a brouillé les pistes en redistribuant en permanence les rôles et les cartes selon les récits. Il a tout mélangé pour notre plus grand plaisir. Les figures mutantes et infiniment variables de ses personnages sont autant de ces « mensonges vrais » qui parcourent le récit du début à la fin, et en font un très bel hommage au roman et à ses processus circonvolutoires.

Ce roman, écrit en espagnol, langue maternelle de l’écrivain, est une nouvelle déclaration d’amour à la littérature offerte par Alberto Manguel, également auteur d’une Histoire de la lecture.

dimanche 11 octobre 2009

Sylvie Germain, Hors champ, éditions Albin Michel, 2009


Où l’auteur fait disparaître son héros, qui devient flou, sort du cadre petit à petit, pour ne plus être que le hors champ du roman…



Aurélien, 49 ans, se réveille ce dimanche matin avec une étrange sensation « il est tout noué, avec une impression de poids sur le plexus », il a mal dormi ses muscles sont chiffonnés. Le reste de la journée ne semble pas s’arranger : il se brûle la langue avec ses raviolis, son ordinateur contenant des données précieuses le lâche. Ce dimanche est vite considéré comme maudit par Aurélien qui conclu sa journée avec cette réflexion « les choses sont de mauvais poil aujourd’hui ». Mais le lendemain se révèle plus étrange encore : le chauffeur de bus fait mine de l’ignorer, les passants lui rentrent dedans sans s’excuser et même ses collègues oublient de l’appeler pour la pause déjeuner.
Serait-ce aujourd’hui la journée mondiale de la goujaterie ?

C’est dans ce type de pensée qu’est plongé Aurélien quand il réalise qu’il disparaît progressivement aux yeux du monde. C’est au départ la réflexion d’un de ses ami qui l’étonne « tu sembles tout chiffonné comme si tu étais flou ». Mais c’est finalement lorsque sa petite amie, Clotilde, qui l’a superbement ignoré pendant des heures, lui marmonne négligemment qu’elle le trouve elle aussi flou, «comme brouillé» que le doute s’empare de lui. Plus les jours passent et moins la présence physique d’Aurélien est tangible. Son image disparaît des photos de famille, sa voix se fait imperceptible, et même sa mère semble oublier jusqu’à sa présence.

Le lecteur quelque peu désemparé par cette situation pourrait être tenté d’invoquer ses lectures antérieures : Le Horla de Maupassant, La Métamorphose de Kafka, ou le plus récent La Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint pour comprendre ce roman. Se dire que le héros est fou, qu’il ne disparait qu’à ses propres yeux. Ou encore que l’auteur use et abuse du surnaturel, que la disparition du personnage principal est une allégorie ou une métaphore, une figure de style au service des idéaux de l’auteur. Mais là, point de retournement de situation rassurant ni même d’explications, l’auteur ne nous laisse pas le moindre indice pour nous aider à décrypter ce récit ; le malaise et le sentiment d’incompréhension restent persistants tout au long de la lecture. Sans raison particulière, le héros devient flou, sort du cadre petit à petit, pour ne plus être que le hors champ du roman…

Le texte dure sept jours, il est construit sur le même rythme que l’Histoire de la création, c’est une genèse à l’envers. Sylvie Germain détricote le monde. L’auteur revendique son statut de démiurge et fait de son héros une poupée sans défenses. Car ce qui parait le plus déroutant au lecteur, c’est que le héros ne se débat pas, alors même qu’il se sait disparaître. Il ne semble jamais se rebeller contre sa situation alors que la violence de l’événement est extrême.
Comme dans les tragédies de Sophocle on a l’impression que le message de l’auteur est « ne vous débattez pas pauvres mortels, les dieux sont maîtres absolus de vos vies et de votre destin ». Ce manque de rébellion en fait un livre quelque peu morose qui laisse un goût amer dans la bouche, que même l’humour caustique de l’auteur ne semble pas pouvoir nous ôter.

vendredi 9 octobre 2009

L'homme qui ne savait pas dire non, Serge Joncour, Flammarion, 2009

« Qui n'a jamais joué au jeu du « ni oui, ni non », en général, on est bien content de tenir au moins une minute. » Et si on ne pouvait dire que oui et pas non ? Comment survivre sans ces trois lettres tellement utiles et efficaces ?
Grégoire Beaujour est un handicapé du non, ce qui l'entraîne dans des situations plus ou moins délicates. Ainsi, sitôt arrivé à son travail, il est incapable de refuser les multiples cafés qu'on lui offre et s'entend accepter pas moins de trois invitations à déjeuner. D'autant plus qu'il travaille dans un institut de sondage, alors oui ou... oui ? Même si de ce côté-là, son patron est plutôt fier de lui car jamais des résultats n'avaient été aussi satisfaisants. Et puis, il y a Marie-Line, la nouvelle secrétaire de direction, à qui il ne peut rien refuser, même si parfois ses questions nécessiteraient un non positif. Toutes ces situations l'embarrassent de plus en plus.
Cependant, Beaujour ne manque pas de volonté, seulement de capacité. Alors pour retrouver ce mot perdu, il s'inscrit dans un atelier d'écriture : « l'ouvroir des mots. » Pour récupérer ce non qu'il n'a plus, il doit retrouver le moment où il l'a perdu, l'origine de cette impuissance. Sa quête du non lui fait donc remonter toute son enfance que l'on découvre à travers les « broderies » qu'il tisse.
L'histoire est touchante grâce à son personnage principal. Beaujour est un citoyen moyen, modèle, apparemment sans histoire. Son handicap le rend tout de même un peu naïf et on aurait bien envie de le secouer ou de crier le fameux mot à sa place, tant cela peut être frustrant d'entendre toujours oui quand on sait qu'il pense très fort le contraire. Cependant, le roman manque un peu de profondeur. L'auteur nous parle de choses qu'on oublie vite, comme l'ex-femme et les enfants qui débarquent chez Beaujour le temps d'un week-end et disparaissent aussitôt. Et puis, l'histoire avec Marie-Line ne manque pas de oui mais n'avance pas. On s'interroge aussi sur elle, qui use beaucoup du oui et semble en oublier le non... On survole différents éléments qui mériteraient un peu plus de réflexion.
Serge Joncour est l'auteur de sept romans, dont UV, publié aux éditions Le Dilettante, qui a obtenu le Prix France Télévision en 2003 et a été adapté au cinéma en 2007. Il a également écrit le scénario du film Elle s'appelait Sarah, d'après le roman éponyme de Tatiana de Rosnay qui sortira au cinéma courant 2010. Enfin, il est l'un des acteurs majeurs de l'émission Des Papous dans la tête de France Culture.

Beatles, Lars Saabye Christensen


Que représentent les Beatles pour vous ? Une période mythique ? Une musique culte et innovante ? Quatre garçons dans le vent ?
Dans ce roman, Beatles, c'est le monde des années 1960 vu à travers les yeux curieux, biturés et brûlants, amoureux et si ignorants de quatre adolescents norvégiens, fans du groupe The Beatles.

L'histoire débute à Oslo en 1965 et s'achève en 1972 quand Paul, John, George et Ringo alias Kim, Gunnar, Seb et Ola quittent le lycée. Ils sont inséparables et au fil des chapitres, qui ont tous pour titre une chanson des Beatles, ils vont être confrontés à la difficulté des relations sentimentales, à l'incompréhension de leurs parents, à la musique toujours plus délicate à déchiffrer ; ils vont s'apercevoir que le monde entier se dérobe sans qu'ils puissent y faire quoi que ce soit, mais ils vont surtout témoigner de leur amitié inébranlable. Le jour où le père d'Ola décide de couper les cheveux de son fils pendant son sommeil, une réunion est improvisée dans le chambre de Gunnar où il est convenu, en guise de protestation, qu'aucun d'entre eux ne rentrera chez ses parents. Le jour où Kim apprend que Nina l'a oublié, ses amis sont là pour le soutenir dans cette douloureuse épreuve. Ce sont ces histoires que nous raconte Kim, sans doute le plus fragile des quatre mais le plus singulièrement passionné.

Beatles, c'est un peu notre autobiographie : peu importe la ville, l'époque, les filles, les parents ou les sorties, on a tous été des adolescents. Tout comme nos quatre acolytes, on a remis en cause l'autorité parentale, on a fait les pires bêtises dont personne n'aura connaissance hormis nos proches amis, on a tenté de séduire l'élue de notre coeur sans forcément y parvenir, pourtant on a su grandir. Chacun d'entre nous peut entrevoir une part de lui-même en Kim, Gunnar, Seb et Ola. Il est évident que nous ne serions sûrement pas ce que nous sommes sans la présence de notre deuxième famille que forment les amis.

Ce quatrième roman de Lars Saabye Christensen dépeint à merveille les pérégrinations de l'adolescence sans jamais tomber dans le cliché. Après avoir reçu le prix du Conseil nordique pour Demi-frère et le prix de la Critique pour Herman, le Norvégien nous offre le roman d'apprentissage par excellence tant il caractérise un âge, une vie dont nous gardons tout un souvenir impérissable.

Le cœur en dehors, Samuel Benchetrit, Grasset, 2009, 297 p.

Charles Traoré, dit Charly, est un jeune français de 10 ans, qui vit dans la « tour Rimbaud » avec sa mère et son frère, tous deux maliens. Un jour, alors qu’il s’apprête à partir pour l’école, il voit sa mère se faire emmener par la police, accompagnée par une dame mystérieuse. Ne comprenant pas ce qui se passe, il décide de faire l’école buissonnière pour partir à la recherche de son frère, un jeune drogué, afin de lui demander des explications. Tout au long de son périple dans la cité qui l’a vu naître, des lieux et des choses vont éveiller sa mémoire et, de digressions en fictions, Charly va partager sa vie avec le lecteur.

Charly a beaucoup d’imagination, nous dit-il. Tant et si bien que, même si le récit la présente parfois comme un défaut, dans le récit, elle permet au lecteur de se glisser dans sa peau pendant quelques heures. En suivant une seule journée de sa vie, bien qu’elle soit un peu particulière, on partage son quotidien : on rit lorsqu’il évoque ses amis, les larmes montent aux yeux quand il pense à sa famille, on espère avec lui lorsqu’il rêve de Mélanie, son « amoureuse »...

Samuel Benchetrit signe un récit émouvant et enjoué à la fois, malgré la réalité sombre du contexte. L’histoire est rythmée par des chapitres au format horaire, qui, s’ils symbolisent la fuite du temps, nous font comprendre ici combien il passe lentement pour un enfant éloigné de sa mère. Mais, plus qu’une jolie histoire, l’auteur nous livre un portait authentique et désolant des cités françaises et des problèmes auxquels sont confrontés tous les jours leurs habitants, enfants comme adultes : drogues, drames familiaux, misère, laideur, clandestinité...

Un livre à envoyer d’urgence aux responsables politiques, pour qu’ils comprennent enfin que donner à des tours laides le nom d’un poète ne suffit pas à les rendre belles, qu’ouvrir un centre commercial au cœur d’une cité ne rend pas les gens plus riches, et, surtout, afin qu’ils regardent de plus près leur quota d’expulsions, en songeant aux conséquences sur les familles brisées par leur politique.

Le Voyage d'hiver d'Amélie Nothomb

Le Voyage d’hiver d’Amélie Nothomb
« Il n’y a pas d’échec amoureux », il y a des échecs tout court… Nous avons tous souffert d’une déception amoureuse mais avons-nous conscience des conséquences de nos frustrations ? Zoïle, un agent d’EDF sans histoires, compte faire exploser l’avion de 13h30 au départ de Roissy-Charles-de-Gaulle parce qu’il a le cœur brisé. Pendant les quatre heures qui précèdent cet acte, il va écrire sa haine sur un bout de papier qui disparaîtra avec lui, un bout de papier de 133 pages que nous révèle Amélie Nothomb dans son dernier roman.
Zoïle ne tient pas à se déculpabiliser ni à expliquer son acte, non, il veut faire passer le temps dans l’aéroport. Il raconte son amour impossible avec Astrolabe, une femme charmante dévouée à son amie Aliénor, une romancière attardée, véritable génie littéraire. Les deux femmes vivent en colocation dans un appartement même pas chauffé et Zoïle va les rencontrer lors d’une banale visite d’EDF. Il va tomber fou amoureux d’Astrolabe, celle qu'il croyait au départ être la romancière. Ils vont se revoir très vite mais Astrolabe prévient tout de suite Zoïle, elle doit s’occuper d’Aliénor qui est limitée et ne peut pas avoir d’intimité avec lui : elle s’est engagée et ne compte pas laisser tomber la romancière. Zoïle se résigne, frustré, à supporter cette condition. Il essaiera néanmoins de passer ne serait-ce que quelques minutes avec sa bien-aimée mais doit supporter le regard vitreux d’Aliénor. Il décide alors de droguer les deux femmes avec des champignons hallucinogènes. Accompagné du son électronique d’Aphex Twin, il va profiter de l’étourdissement d’Aliénor pour se rapprocher d’Astrolabe, mais celle-ci reste docile malgré ses visions psychédéliques et va même se moquer de son « plan foireux ». Devant l’impossibilité de vivre son amour, Zoïle va développer une frustration mélangée à une haine incommensurable. Il décide à ce moment précis de commettre un attentat et choisit pour cible la Tour Eiffel, monument apprécié d’Astrolabe et symbole du A, de l’amour.
Amélie Nothomb, fidèle à la rentrée littéraire, signe ici son dix-huitième roman chez Albin Michel. On y retrouve sa touche personnelle avec des prénoms extravagants et invraisemblables : Astrolabe et Zoïle... qui sont aussi des noms communs. Son récit use de la dérision, se veut troublant voire dérangeant et nous fait voyager dans les profondeurs de l’âme humaine. Elle développe un thème déjà présent dans Le Sabotage amoureux, Robert des Noms propres et Attentat, celui de l’amour inconditionnel non partagé. Elle ne se renouvelle donc pas mais arrive toujours à nous surprendre. Néanmoins, on peut regretter la brièveté de ce roman qui tient plus de la nouvelle et qui nous laisse sur notre faim.
Le Voyage d’hiver d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 2009, 133 pages, 15

jeudi 8 octobre 2009

La clé de l'abîme, José Carlos Somoza

La clé de l'abîme, de José Carlos Somoza, traduit de l'espagnol par Marianne Million, paru aux éditions Actes Sud en Septembre 2009.

Il y a des secrets qui sont difficiles à garder ! Et quand ce secret révèle l'emplacement d'une « clé » qui pourrait détruire Dieu, le conserver devient impossible. Lorsque l'employé de train Daniel Kean reçoit cet arcane de la bouche d'un kamikaze, il ne se doute pas que sa vie vient de basculer dans un abîme sombre où il lui sera très difficile de ressortir. Il est alors tour à tour manipulé par deux groupes qui convoitent ce qu'il sait, quitte à commettre les pires exactions. Seulement, ce secret, Daniel Kean ne s'en souvient pas...

Fortement inspiré des « Mythes de Cthulhu » de H. P. Lovecraft, ce roman s'inscrit dans un univers plus fantastique et futuriste que son modèle, beaucoup plus proche de l'héroic fantasy. Les quatorze chapitres de la « Bible » des croyants (texte sacré du roman) font d'ailleurs directement référence aux quatorze chapitres des « Mythes de Cthulhu ». On retrouve également le concept récurrent de l'eugénisme du « Meilleur des mondes » de Huxley, avec des êtres humains uniquement fécondés en laboratoires suite à une catastrophe nommée « La Couleur » (qui peut s'apparenter ici à plusieurs explosions nucléaires). De plus, il existe une nuance entre les hommes biologiques (des êtres humains semblables à l'homme actuel) et les hommes de conception (qui se rapprochent des clones avec leurs morphotypes similaires et leurs apparences androgynes).

Le plus intéressant dans cette fiction n'est pas l'intrigue, mais véritablement l'univers que développe l'auteur autour de son histoire. Habitué des romans fantastiques, José Carlos Somoza conserve cette poésie qui lui est propre tout en introduisant la question de la croyance. Cette « clé de l'abîme » n'est ni plus, ni moins, qu'une façon de contrôler la peur des hommes ; car si sans croyances les hommes éprouvent de la peur, la présence de Dieu leur inspire une crainte plus grande encore. Les hommes ont besoin d'éprouver un sentiment qui les rend vulnérables pour ne pas s'autodétruire. L'intérêt de ce roman porte sur des questions existentielles actuelles telles que la création de l'homme parfait avec la génétique et surtout la remise en cause de l'existence de Dieu qui reposerait sur une gigantesque affabulation.

La traduction du texte est satisfaisante dans son ensemble car ce n'est pas dans sa construction narrative que le roman innove. L'auteur fait voyager ses lecteurs entre des réalités géographiques, que sont l'Allemagne, le Japon ou la Nouvelle-Zélande, tout en conservant cet aspect surnaturel. La Vieille Tour de Tokyo en est le parfait exemple car elle représente un lieu sombre et effrayant, telle une Tour des âmes. Pourtant, cette relative simplicité narrative est par moment perturbante pour le lecteur, qui ne sait plus vraiment où sont les personnages, ni ce qu'ils cherchent à faire. Si le suspens est bien présent,  il s'avère certaines fois facile à anticiper et d'autres fois tellement obscur que même son dénouement n'est pas parfaitement compréhensible. Les personnages sont inégalement construits ; autant trois des personnages centraux dont le héros Daniel sont particulièrement développés, autant d'autres protagonistes restent trop à l'écart. Quant aux méchants, ils sont incomplets. Le personnage de Moon (que l'on rencontre dès les premières pages du roman) aurait mérité une plus grande implication dans l'histoire car son sadisme fait de lui quelqu'un de détestable. Pour ce qui est du « Maître » (le « grand méchant » de l'histoire), on ressent trop peu sa présence dans le roman; on en parle beaucoup, mais en définitive « La Vérité » (un archétype du méchant) joue un rôle plus important. C'est d'autant plus frustrant pour le lecteur de se confronter à un tel anti-héros et de ne l'apercevoir en tout et pour tout deux fois dans toute l'histoire sur un livre de près de quatre cent pages. On peut aussi trouver curieux le côté un peu hédoniste assez étrange auquel se livrent les hommes de conception (aussi bien entre hommes qu'entre hommes et femmes) en recherchant l'orgasme pour atténuer leurs peurs, le tout en se parant de collants moulants de couleurs très vives. Mais quelque part cela peur refléter les sociétés actuelles ou le plaisir physique et l'amour moral sont dissociés.


Ce livre démontre à quel point tous les éléments d'un roman doivent êtres travaillés parfaitement pour un équilibre. L'univers fantastico-futuriste est particulièrement bien développé et l'ambiance sombre qui plane sur l'histoire permet au lecteur une immersion totale dans ce monde fictif et dans cette fausse croyance qui ne paraît pas un seul instant déplacée. Et d'un autre côté, le mystère trop complexe autour des deux antagonistes centraux que sont « La Vérité » et le « Maître » laisse le lecteur sur sa faim. Il y a ce sentiment d'un récit inachevé. Tel un Dieu, ce livre a plusieurs faces, et pour tuer un Dieu, il faut plusieurs clés. Dans ce roman, il aura manqué au lecteur d'autres clés pour espérer toucher le divin.

Guide de l’incendiaire des maisons d’écrivains en Nouvelle-Angleterre, de Brock Clarke, Éditions Albin Michel, 22 €

« Moi, Sam Pulsifer, je suis l’homme qui a accidentellement réduit en cendres la maison d’Emily Dickinson à Amherst, et qui ce faisant, a tué deux personnes, crime pour lequel j’ai passé dix ans en prison. Il suffira sans doute de dire qu’au panthéon des grandes et sinistres tragédies qui ont frappé le Massachusetts il y a les Kennedy, les sorcières de Salem, et puis il y a moi ».

Le Guide de l’incendiaire des maisons d’écrivains en Nouvelle-Angleterre mériterait le prix du titre le plus long et le plus original. Mais pas seulement. Car le livre que vous avez entre les mains est un véritable O.V.N.I. littéraire.

Brock Clarke met en scène Sam Pulsifer, un anti-héros attachant ,dans la grande tradition du naïf qui découvre le monde à ses dépens. Car notre jeune protagoniste apprend assez vite qu’il est un cafouilleur, c’est-à-dire, une personne sans volonté propre qui laisse la vie décider pour lui. C’est ainsi qu’il passera les dix années suivant sa sortie de prison. Après une rapide reconversion dans le packaging, il part vivre avec sa femme et ses enfants dans un lotissement bidon, baptisé Camelot, un cauchemar avec pelouse et maisons à bardeaux synthétiques qui le ravit.
Mais son univers s’effondre lorsqu’un jour Thomas Coleman, le fils des deux victimes de l’incendie vient réclamer vengeance. Car Sam Pulsifer a caché son passé d’incendiaire à sa famille et grand mal lui en a pris. Le fauteur de trouble profite de cette brèche, s’y insinue, et finalement Anne-Marie Pulsifer fini par chasser son mari du domicile familial. Ce dernier se réfugie chez ses parents qu’il n’a pas revus depuis sa sortie de prison et découvre le chaos que son arrestation a entraîné.

Commence alors la seconde partie du roman, celle de la recherche spirituelle sur fond d’enquête policière. Car parallèlement des maisons d’écrivains émérites flambent à toute volé dans la région. Après celle d’Emily Dickinson c’est au tour des habitations d’Edward Bellamy, Mark Twain et Robert Frost de partir en fumée. Accusé à tort notre héro décide de s’improviser détective pour faire éclore la vérité.
Vient alors une profonde réflexion, et c’est là tout le génie de l’auteur, sur la place des livres dans nos vies. À quoi servent-ils ? À s’évader, à rêver d’un monde différent, à se sentir moins seul ? Peuvent-ils nous rendre meilleurs ? Sans tomber dans la philosophie de comptoir Brock Clarke tente de trouver une réponse à ces questions au travers de portraits de personnages hétéroclites.
Au fil des pages nous rencontrons la mère de Sam, une ancienne professeur de lettres qui a fini par se débarrasser de tous ses livres, son père, éditeur, qui a fui son travail pour parcourir le monde, Lee Arders, professeur de littérature qui qualifie tous les auteurs de connards, le trader fou, ex-compagnon de cellule de Sam, qui écrit une fausse autobiographie, et bien sûr notre personnage principal, qui sous l’influence des histoires contées par sa mère a mis le feu accidentellement à la maison d’Emily Dickinson. Tous sont atteints d’un bovarysme aigu dont ils sont incapables de se débarrasser, car l’amour de la littérature est le plus fort.
Pourquoi tenons-nous à ce que les histoires que nous racontons, qu’on nous raconte, qu’on lit soient vraies ? Tout simplement car nous nous façonnons à travers d’elles, et qu’il est terrible de penser que ce fil conducteur soit irréel.

Au passage, l’auteur en profite pour jeter dans un brasier satirique  l'Amérique en quête de coupables, les banlieues pavillonnaires aseptisées, les cercles de lecture pour ménagères, les écrivains solennels, les traders qui écrivent leurs mémoires, les professeurs de littérature, les adultes prosternés devant Harry Potter, les hommes adultères et plus globalement la culture américaine.

Brock Clarke n’hésite pas à utiliser un ton corrosif pour sa farce sardonique. L’absurde est aussi présent, mais le livre n’en reste pas moins agréable à lire. L’on pourra regretter, au passage, une fin bâclée. Malgré ce petit bémol, l’engouement autour du Guide de l’incendiaire des maisons d’écrivains de Nouvelle-Angleterre est réel car il a déjà été publié dans dix pays et les droits d’adaptation viennent d’être cédés au cinéma. Affaire à suivre…




mardi 6 octobre 2009

Le Cercle des Douze, Pablo de Santis

Le nouveau roman de Pablo de Santis, Le Cercle des douze, nous entraîne dans le Paris de la fin du XIXe siècle, à la veille de l'Exposition universelle de 1889. Les douze détectives les plus célèbres s'y sont donné rendez-vous pour présenter un catalogue d'objets et échanger sur leurs méthodes d'investigation et leur perception du crime. Leurs réunions vont être perturbées par une série de morts étranges qui impliquent certains membres de l'organisation. À travers une atmosphère lourde et sombre, Pablo de Santis nous fait découvrir un Paris d'époque, où la Tour Eiffel, symbole de modernité, divise, et où s'affrontent progressistes et obscurantistes.



Pablo de Santis est un auteur argentin, connu notamment pour ses livres destinés à la jeunesse. Il est scénariste de B.D. Ses trois précédents romans sont également parus aux éditions Métailié.



Dans Le Cercle des douze, nous suivons Sigmundo Salvatrio, un jeune Argentin initié à l'art de l'investigation policière par Renato Craig, un détective de Buenos Aires. Ce dernier, après une enquête éprouvante, se voit dans l'impossibilité d'assister au rassemblement des Douze à Paris. Il charge alors Salvatrio de le représenter en tant qu'assistant. Le Cercle a été créé par les douze détectives les plus pointus du monde : les plus grandes revues d'investigation leur consacrent des articles  et relatent leurs enquêtes. Dès les premiers jours, un des détectives meurt en haut de la Tour Eiffel. Salvatrio va enquêter aux côtés de Viktor Arzaky, un Français qui se trouvait être en mauvais termes avec la victime, un détective français lui aussi. S'ensuivent d'autres événements mystérieux qui vont conduire Salvatrio vers divers mouvements ésotériques, sectes occultistes et vers Arzaky lui-même. La suspicion gagne rapidement du terrain et met en lumières les divergences de points du vue et la méfiance qui règnent entre les détectives, à quoi s'ajoutent la concurrence et l'avidité de pouvoir. Cette enquête inattendue va permettre à notre jeune débutant de tester ses capacités sur le terrain et de faire ses preuves devant les plus grands, qui ne révèlent pas si blancs qu'ils veulent le faire croire.



Ce polar bien mené offre une bonne restitution de l'ambiance du vieux Paris. Le récit est ponctué de descriptions qui accentuent le côté sombre de la ville et des protagonistes. Salvatrio, le personnage principal, est aussi le narrateur, ce qui donne au roman un aspect de compte-rendu d'enquête. Ce procédé d'écriture, méthodique et précis, contribue à rendre l'histoire réaliste et permet au lecteur de s'y plonger facilement. D'autre part, le récit est parsemé de petites énigmes que se partagent les détectives lors de leurs réunions. Ils y exposent les faits, les détaillent, émettent leurs hypothèses et apportent la solution. Plusieurs petits mystères originaux sont ainsi élucidés rapidement, ce qui rythme le récit et permet de rattraper le dénouement final, qui est un peu décevant. Un autre aspect intéressant de ce polar historique est la réflexion sur le progrès, propre à cette période en pleine révolution industrielle. La construction de la Tour Eiffel a beaucoup divisé et le livre explore de manière instructive les diverses réactions populaires que cela a suscité. À travers son enquête, le narrateur offre au lecteur différents points de vue sur la notion de progrès, et l'emmène à la découverte de mouvements intellectuels marginaux et de sectes ésotériques croyant aux forces paranormales...




Le Cercle des douze, Pablo de Santis. Traduit de l'espagnol (Argentine) par René Solis. Éditions Métailié, 2009, 19€

lundi 5 octobre 2009

La Reine des lectrices, Alan Bennett

Stupeur au palais de Windsor, la reine s’est mise à lire ! Cet acte à priori anodin ne l’est plus lorsque la lectrice n’est autre que Sa Majesté la reine Élisabeth II, et que les conséquences de cette passion tardive se répercutent sur l’ensemble du royaume. Alan Bennett est au moins aussi célèbre que la Reine outre-Manche où ses pièces de théâtre, ses séries télévisées et ses romans remportent un grand succès depuis plus de vingt ans.

Au détour d’une promenade avec ses chiens dans les jardins du palais, la reine Élisabeth II découvre par hasard un bibliobus. Elle y entre par curiosité, emprunte un livre par pure courtoisie, et là c’est le début de la fin. La reine devient une lectrice compulsive au grand dam de son entourage, négligeant progressivement ses obligations. Peut-on imaginer une Reine avec un grand « R » accuser un retard de deux minutes à une cérémonie officielle et publique, ou encore faire preuve de manque d’enthousiasme à l’occasion de l’inauguration d’une cantine scolaire ? Assurément non. Mais voilà, Sa Majesté voit désormais le monde différemment et ose l’inimaginable. Elle ne s’arrête pas là. Elle s’enhardit au fil de ses lectures et sa désinvolture atteint des sommets lorsque, faisant fi du protocole, elle porte la même paire de boucles d’oreilles à quelques semaines d’intervalle seulement. Le Duc de Windsor la surprend même en train de rire aux éclats, dans la plus grande intimité bien entendu. La reine est tout de même encore consciente de son rôle et ne dépasse pas certaines limites. Ses changements de comportement sont néanmoins inquiétants pour l’avenir du royaume. Le personnel et les conseillers de la couronne se posent de sérieuses questions sur sa santé mentale. Il faut agir vite avant qu’il ne soit trop tard, mais l’irréparable est peut-être déjà arrivé. Le diagnostic de sénilité est posé sans appel lorsque la reine ne se contente plus de lire. Elle écrit !

Ce livre est un exposé plutôt amusant sur le pouvoir de la lecture. Tout y passe : on lit d’abord pour le plaisir et non pour accumuler des connaissances ; il n’y a pas d’âge pour s’éprendre de lecture (la reine a quatre-vingts ans !) ; la lecture permet de s’ouvrir au monde et à soi-même ; lire rend libre, parfois même jusqu’à la subversion, etc. Une jolie balade à travers une pléthore d’auteurs est également proposée. Le lecteur peut se reconnaître facilement dans le personnage et le parcours de la reine. Elle commence à lire par hasard, sans orientation précise, et ses lectures s’affinent au fil du temps. Elle finit par apprécier des auteurs réputés difficiles d’accès.
Un petit roman léger et agréable qui se lit en quelques heures, au style simple et sans prétention. L’intrigue, peu crédible mais bien menée, conduit à une fin très surprenante. Il s'agit d'une farce, un conte contemporain avec une héroïne qui représente une institution mais pourrait très bien être apparentée à une « people ». Alan Bennett utilise un ingrédient facile et très populaire : une « personnalité » pour mener son intrigue. L’originalité, voire l’incongruité du choix de sa lectrice lui offre un bon prétexte pour une évocation gentiment satirique du protocole et de la monarchie, avec un humour pincé et un flegme « so british ». Certains passages sont très drôles, mais le traitement de l’ensemble est trop frileux et révérencieux. L’audace et la fantaisie ne sont pas poussées assez loin, ce qui laisse un goût d’inachevé.

La Reine des lectrices, Alan Bennett, roman traduit de l’anglais par Pierre Ménard. Denoël et d’ailleurs, 2009, 12€, 174p.