jeudi 5 novembre 2009

Le club des incorrigibles optimistes, Jean-Michel Guennassia

Le club des incorrigibles optimistes mêle, au cœur des années 1960, deux réalités voisines. Jean-Michel Guenassia dépeint la vie quotidienne de Michel Marini, adolescent d’une quinzaine d’années, fan de rock’n’roll et photographe amateur, et dévoile par ailleurs une chronique sociale sur fond de guerre d’Algérie et de Rideau de Fer.
Lorsque ces deux mondes se croisent, Michel fait la connaissance de Sacha, Igor, Leonid, Pavel et les autres. Ces exilés, rescapés du communisme, n’ont d’autre point d’attache que l’arrière-salle d’un bistro de quartier, le Balto, le club d’échecs des incorrigibles optimistes.
Parmi ces hommes, passés à l’Ouest pour sauver leur peau, certains sont nostalgiques et rêvent d’un communisme mondial libéré des dictatures staliniennes, et d’autres sont partis sans se retourner, déçus par leurs patries et troquant leurs familles contre solitude et précarité. Ils ont renié tout ce en quoi ils croyaient par amour ou par lâcheté, et aujourd’hui se retrouvent seuls, sans rien d’autre que cette solidarité qui les lie entre eux.

Au fil du récit, le passé des exilés se mêle au présent de Michel qui, malgré le désordre ambiant, poursuit une scolarité médiocre, dévore des romans à une vitesse inouïe, tombe amoureux d’une fille qui lit en marchant, perd des proches dans des conflits qui le dépassent et apprend les subtilités du jeu d’échecs. Sartre et Kessel font parfois leur apparition dans ce club très fermé pour écrire ou jouer aux échecs, et l’atmosphère du récit change alors légèrement, comme pour les laisser travailler à leur génie créatif.

Tandis que son univers s’écroule, Michel découvre les méandres d’une vie politique compliquée, commentée autour d’échiquiers et de bouteilles de vodka à moitié pleines.

Ses parents se déchirent, son frère s’engage en Algérie, l’entreprise familiale court à la faillite… Michel se sent abandonné par son père, ignoré par sa mère, inutile face à certaines détresses insondables, mais il découvre que le cinéma aide à oublier, que Leonid est le meilleur joueur d’échecs de tous les temps, que ses difficultés en mathématiques sont peut-être dues à la numérologie, et que le rock n’est appréciable qu’à plein volume.

De ce roman, chronique d’une génération ancrée dans les guerres, se dégage une atmosphère feutrée et révolutionnaire, joviale et pleine d’illusions de jeunesse à jamais perdues, une atmosphère riche de l’optimisme de ceux qui n’ont plus rien à perdre.

Jean-Michel Guenassia nous transporte en un éclair, grâce à la fluidité de son écriture, de l’URSS des années 1940 au Paris populaire des années 1960. Il réussit avec brio à jongler entre les destinées complexes d’expatriés communistes et la quête d’identité de Michel, jeune garçon sans histoires, en le rendant indispensable à l'intrigue, faisant de lui l'unique lien entre deux mondes. Il n’est pas évident de résumer Le club des incorrigibles optimistes tant les informations historiques et narratives sont nombreuses et fouillées, tant le travail sur les personnages est profond. Les hommes et les femmes créés par Guenassia prennent vie à mesure de la lecture et deviennent attachants, indispensables.

Cette fresque très dense s’étalant sur plusieurs décennies enchaîne le lecteur à ses lignes par son souffle vivant et constamment renouvelé.

mardi 13 octobre 2009

Tous coupat, tous coupable d' Alain Brossat ; Edition Lignes

La nouvelle livraison des éditions Lignes, un court essai, tous Coupat, tous coupables, écrit par le philosophe Alain Brossat sur l'affaire Tarnac — rappelez-vous cette rocambolesque affaire de terrorisme d'ultra-gauche ou anarcho-autonome c'est selon (dixit Alliot-Marie) mettant en cause de jeunes et brillants étudiants reconvertis dans le militantisme et accessoirement dans la gestion d'une épicerie — va indisposer tous les champions de l'antitotalitarisme et tous les thuriféraires de la démocratie de marché, des droits de l'homme et du moralisme démocratique. (Bernard-Henry Lévy, André Glucksmann, Pascal Bruckner...)

En effet, ce livre va à l'encontre de toute une doxa démocratique qui aujourd'hui représente l'agencement discursif dominant des sociétés capitalistes développées, susceptible de créer du consensus et de gommer les aspérités. Car pour Brossat, l'affaire Tarnac n'est qu'un moyen de prendre le pouls idéologique de nos sociétés et de voir où en sont les subjectivités politiques. Et, au-delà de l'affaire, ce qu'il analyse c'est la réaction qu'elle a suscitée dans les milieux intellectuels et plus particulièrement chez certain des intellectuels critiques les plus en vue. Il montre notamment que ceux qui, parmi les philosophes contemporains, ont travaillé de la manière la plus constante et la plus convaincante à la déconstruction du mythe utile de la démocratie réelle -- épinglée comme oligarchie effective chez un auteur comme Jacques Rancière, comme artifice pseudo-majoritaire chez Alain Badiou, comme ventriloque du néo-libéralisme triomphant chez Daniel Bensaid, comme otage du principe marchand de l'équivalence générale chez Jean-Luc Nancy, comme paravent de l'état d'exception chez Giorgio Agamben, comme fétiche du nihilisme contemporain chez Slavoj Zizek -- vont être conduit, à travers une pétition en défense des accusés, à remettre en selle le fétiche déboulonné sous la pression d'une sorte d'état d'urgence politique. Il montre donc que toute prise de position sur un plan politique est obligé de s'agencer au référent démocratique et cela indépendamment de toutes opinions philosophiques individuelles. Mais la vraie politique, "la politique passionnelle", non neutralisée par l'agencement discursif dominant, ne peut que se développer sous le paradigme de la division et du conflit alors que la démocratie moderne ne se présente que sous le régime de l'"un-seul", du bloc monolithique et consensuel. Donc, pour réactualiser la politique, pour lui permettre de remettre en cause l'ordre de la police, il est nécessaire de réactiver les subjectivités dissidentes, totalement hétérogènes au régime de l'"un seul". Pour cela, l'axiome "tous démocrates" ne peut suffire car il réunit dans un même consensus mou les subjectivités dissidentes et les subjectivités dominantes.

Alain Brossat nous offre ainsi, par ce court essai revigorant, loin de la bien-pensance et du politiquement-correct, une réflexion salutaire remettant en cause tous les fétiches de notre modernité. De plus ce livre se trouve être d'autant plus important, à une époque où tous le monde se réclame de ces fétiches démocratiques, de l'extrême droite à l'extrême gauche, du militarisme des faucons impérialistes américains aux élans humanistes et biopolitiques des associations humanitaires, bref à l'heure où le "tous démocrates" fait encore consensus.
Romain DAUTCOURT

Tous les hommes sont menteurs d’Alberto Manguel, Actes Sud.

Le livre d’A. Manguel est une constante mise en abyme du roman dans le roman.

Le lecteur de Tous les hommes sont des menteurs se transforme en historien, enquêteur et journaliste à la fois tandis que le roman nous offre un visage de documentaire aux allures biographiques mâtiné de polar.

Nous somme plongés dans une question qui ne trouve pas de réponse dans un univers qui, nourri par l’imaginaire d’un auteur, de ses narrateurs, et d’un lecteur, grandit sans jamais offrir sa vérité.
Un journaliste français, Terradillas, décide d’enquêter sur la vie et la mort d’un écrivain méconnu et génial, André Bellavicqua, auteur d’une œuvre unique et majeure : l’éloge du mensonge. Celui ci est en effet décédé dans des circonstances étranges, les autorités parlent d'un suicide, mais cela pourrait être un meurtre.
Interrogées par Terradillas, quatre voix vont tour à tour dérouler le fil de la vie d’André Bellavicqua tel qu’elles s’en souviennent. Nous avons le témoignage de Manguel lui même, confident malgré lui, celui de la femme de Bellavicqua, amoureuse passionnée, le récit de l’écrivain cubain et ancien compagnon de cellule surnommé « le goret », et enfin les derniers mots d’un délateur haineux et jaloux.

Au travers de ces quatre récits, ce sont quatre hommes différents qui apparaissent. Sous le regard de l’amour ou de l’indifférence, la figure de l’écrivain se diversifie, tantôt fade ou passionnée.
Les apparences qu’on croyait acquises avec l’un se défont avec chaque nouveau narrateur. Une anecdote contée par l’un en cache d’autres, toujours plus différentes. Le personnage est aussi multiple que ses biographes du moment. Les narrateurs n’ont eux même de cesse d’interroger la part de vérité et de mensonge dans la littérature, dans les témoignages des autres, le rôle de l’imagination pure et sa responsabilité. Et pourtant ils inventent. Sous couvert de détenir la seule vérité, ils romancent des éléments du réel et décrivent chacun ce qu’ils ont cru voir ou tout simplement fantasmé chez André Bevillacqua.

Cohabitent dans le roman personnages du réel ayant appartenu au Madrid de Manguel, et d’autres de fiction. S’il s’agit bien d’un roman, le romancier a brouillé les pistes en redistribuant en permanence les rôles et les cartes selon les récits. Il a tout mélangé pour notre plus grand plaisir. Les figures mutantes et infiniment variables de ses personnages sont autant de ces « mensonges vrais » qui parcourent le récit du début à la fin, et en font un très bel hommage au roman et à ses processus circonvolutoires.

Ce roman, écrit en espagnol, langue maternelle de l’écrivain, est une nouvelle déclaration d’amour à la littérature offerte par Alberto Manguel, également auteur d’une Histoire de la lecture.

dimanche 11 octobre 2009

Sylvie Germain, Hors champ, éditions Albin Michel, 2009


Où l’auteur fait disparaître son héros, qui devient flou, sort du cadre petit à petit, pour ne plus être que le hors champ du roman…



Aurélien, 49 ans, se réveille ce dimanche matin avec une étrange sensation « il est tout noué, avec une impression de poids sur le plexus », il a mal dormi ses muscles sont chiffonnés. Le reste de la journée ne semble pas s’arranger : il se brûle la langue avec ses raviolis, son ordinateur contenant des données précieuses le lâche. Ce dimanche est vite considéré comme maudit par Aurélien qui conclu sa journée avec cette réflexion « les choses sont de mauvais poil aujourd’hui ». Mais le lendemain se révèle plus étrange encore : le chauffeur de bus fait mine de l’ignorer, les passants lui rentrent dedans sans s’excuser et même ses collègues oublient de l’appeler pour la pause déjeuner.
Serait-ce aujourd’hui la journée mondiale de la goujaterie ?

C’est dans ce type de pensée qu’est plongé Aurélien quand il réalise qu’il disparaît progressivement aux yeux du monde. C’est au départ la réflexion d’un de ses ami qui l’étonne « tu sembles tout chiffonné comme si tu étais flou ». Mais c’est finalement lorsque sa petite amie, Clotilde, qui l’a superbement ignoré pendant des heures, lui marmonne négligemment qu’elle le trouve elle aussi flou, «comme brouillé» que le doute s’empare de lui. Plus les jours passent et moins la présence physique d’Aurélien est tangible. Son image disparaît des photos de famille, sa voix se fait imperceptible, et même sa mère semble oublier jusqu’à sa présence.

Le lecteur quelque peu désemparé par cette situation pourrait être tenté d’invoquer ses lectures antérieures : Le Horla de Maupassant, La Métamorphose de Kafka, ou le plus récent La Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint pour comprendre ce roman. Se dire que le héros est fou, qu’il ne disparait qu’à ses propres yeux. Ou encore que l’auteur use et abuse du surnaturel, que la disparition du personnage principal est une allégorie ou une métaphore, une figure de style au service des idéaux de l’auteur. Mais là, point de retournement de situation rassurant ni même d’explications, l’auteur ne nous laisse pas le moindre indice pour nous aider à décrypter ce récit ; le malaise et le sentiment d’incompréhension restent persistants tout au long de la lecture. Sans raison particulière, le héros devient flou, sort du cadre petit à petit, pour ne plus être que le hors champ du roman…

Le texte dure sept jours, il est construit sur le même rythme que l’Histoire de la création, c’est une genèse à l’envers. Sylvie Germain détricote le monde. L’auteur revendique son statut de démiurge et fait de son héros une poupée sans défenses. Car ce qui parait le plus déroutant au lecteur, c’est que le héros ne se débat pas, alors même qu’il se sait disparaître. Il ne semble jamais se rebeller contre sa situation alors que la violence de l’événement est extrême.
Comme dans les tragédies de Sophocle on a l’impression que le message de l’auteur est « ne vous débattez pas pauvres mortels, les dieux sont maîtres absolus de vos vies et de votre destin ». Ce manque de rébellion en fait un livre quelque peu morose qui laisse un goût amer dans la bouche, que même l’humour caustique de l’auteur ne semble pas pouvoir nous ôter.

vendredi 9 octobre 2009

L'homme qui ne savait pas dire non, Serge Joncour, Flammarion, 2009

« Qui n'a jamais joué au jeu du « ni oui, ni non », en général, on est bien content de tenir au moins une minute. » Et si on ne pouvait dire que oui et pas non ? Comment survivre sans ces trois lettres tellement utiles et efficaces ?
Grégoire Beaujour est un handicapé du non, ce qui l'entraîne dans des situations plus ou moins délicates. Ainsi, sitôt arrivé à son travail, il est incapable de refuser les multiples cafés qu'on lui offre et s'entend accepter pas moins de trois invitations à déjeuner. D'autant plus qu'il travaille dans un institut de sondage, alors oui ou... oui ? Même si de ce côté-là, son patron est plutôt fier de lui car jamais des résultats n'avaient été aussi satisfaisants. Et puis, il y a Marie-Line, la nouvelle secrétaire de direction, à qui il ne peut rien refuser, même si parfois ses questions nécessiteraient un non positif. Toutes ces situations l'embarrassent de plus en plus.
Cependant, Beaujour ne manque pas de volonté, seulement de capacité. Alors pour retrouver ce mot perdu, il s'inscrit dans un atelier d'écriture : « l'ouvroir des mots. » Pour récupérer ce non qu'il n'a plus, il doit retrouver le moment où il l'a perdu, l'origine de cette impuissance. Sa quête du non lui fait donc remonter toute son enfance que l'on découvre à travers les « broderies » qu'il tisse.
L'histoire est touchante grâce à son personnage principal. Beaujour est un citoyen moyen, modèle, apparemment sans histoire. Son handicap le rend tout de même un peu naïf et on aurait bien envie de le secouer ou de crier le fameux mot à sa place, tant cela peut être frustrant d'entendre toujours oui quand on sait qu'il pense très fort le contraire. Cependant, le roman manque un peu de profondeur. L'auteur nous parle de choses qu'on oublie vite, comme l'ex-femme et les enfants qui débarquent chez Beaujour le temps d'un week-end et disparaissent aussitôt. Et puis, l'histoire avec Marie-Line ne manque pas de oui mais n'avance pas. On s'interroge aussi sur elle, qui use beaucoup du oui et semble en oublier le non... On survole différents éléments qui mériteraient un peu plus de réflexion.
Serge Joncour est l'auteur de sept romans, dont UV, publié aux éditions Le Dilettante, qui a obtenu le Prix France Télévision en 2003 et a été adapté au cinéma en 2007. Il a également écrit le scénario du film Elle s'appelait Sarah, d'après le roman éponyme de Tatiana de Rosnay qui sortira au cinéma courant 2010. Enfin, il est l'un des acteurs majeurs de l'émission Des Papous dans la tête de France Culture.

Beatles, Lars Saabye Christensen


Que représentent les Beatles pour vous ? Une période mythique ? Une musique culte et innovante ? Quatre garçons dans le vent ?
Dans ce roman, Beatles, c'est le monde des années 1960 vu à travers les yeux curieux, biturés et brûlants, amoureux et si ignorants de quatre adolescents norvégiens, fans du groupe The Beatles.

L'histoire débute à Oslo en 1965 et s'achève en 1972 quand Paul, John, George et Ringo alias Kim, Gunnar, Seb et Ola quittent le lycée. Ils sont inséparables et au fil des chapitres, qui ont tous pour titre une chanson des Beatles, ils vont être confrontés à la difficulté des relations sentimentales, à l'incompréhension de leurs parents, à la musique toujours plus délicate à déchiffrer ; ils vont s'apercevoir que le monde entier se dérobe sans qu'ils puissent y faire quoi que ce soit, mais ils vont surtout témoigner de leur amitié inébranlable. Le jour où le père d'Ola décide de couper les cheveux de son fils pendant son sommeil, une réunion est improvisée dans le chambre de Gunnar où il est convenu, en guise de protestation, qu'aucun d'entre eux ne rentrera chez ses parents. Le jour où Kim apprend que Nina l'a oublié, ses amis sont là pour le soutenir dans cette douloureuse épreuve. Ce sont ces histoires que nous raconte Kim, sans doute le plus fragile des quatre mais le plus singulièrement passionné.

Beatles, c'est un peu notre autobiographie : peu importe la ville, l'époque, les filles, les parents ou les sorties, on a tous été des adolescents. Tout comme nos quatre acolytes, on a remis en cause l'autorité parentale, on a fait les pires bêtises dont personne n'aura connaissance hormis nos proches amis, on a tenté de séduire l'élue de notre coeur sans forcément y parvenir, pourtant on a su grandir. Chacun d'entre nous peut entrevoir une part de lui-même en Kim, Gunnar, Seb et Ola. Il est évident que nous ne serions sûrement pas ce que nous sommes sans la présence de notre deuxième famille que forment les amis.

Ce quatrième roman de Lars Saabye Christensen dépeint à merveille les pérégrinations de l'adolescence sans jamais tomber dans le cliché. Après avoir reçu le prix du Conseil nordique pour Demi-frère et le prix de la Critique pour Herman, le Norvégien nous offre le roman d'apprentissage par excellence tant il caractérise un âge, une vie dont nous gardons tout un souvenir impérissable.

Le cœur en dehors, Samuel Benchetrit, Grasset, 2009, 297 p.

Charles Traoré, dit Charly, est un jeune français de 10 ans, qui vit dans la « tour Rimbaud » avec sa mère et son frère, tous deux maliens. Un jour, alors qu’il s’apprête à partir pour l’école, il voit sa mère se faire emmener par la police, accompagnée par une dame mystérieuse. Ne comprenant pas ce qui se passe, il décide de faire l’école buissonnière pour partir à la recherche de son frère, un jeune drogué, afin de lui demander des explications. Tout au long de son périple dans la cité qui l’a vu naître, des lieux et des choses vont éveiller sa mémoire et, de digressions en fictions, Charly va partager sa vie avec le lecteur.

Charly a beaucoup d’imagination, nous dit-il. Tant et si bien que, même si le récit la présente parfois comme un défaut, dans le récit, elle permet au lecteur de se glisser dans sa peau pendant quelques heures. En suivant une seule journée de sa vie, bien qu’elle soit un peu particulière, on partage son quotidien : on rit lorsqu’il évoque ses amis, les larmes montent aux yeux quand il pense à sa famille, on espère avec lui lorsqu’il rêve de Mélanie, son « amoureuse »...

Samuel Benchetrit signe un récit émouvant et enjoué à la fois, malgré la réalité sombre du contexte. L’histoire est rythmée par des chapitres au format horaire, qui, s’ils symbolisent la fuite du temps, nous font comprendre ici combien il passe lentement pour un enfant éloigné de sa mère. Mais, plus qu’une jolie histoire, l’auteur nous livre un portait authentique et désolant des cités françaises et des problèmes auxquels sont confrontés tous les jours leurs habitants, enfants comme adultes : drogues, drames familiaux, misère, laideur, clandestinité...

Un livre à envoyer d’urgence aux responsables politiques, pour qu’ils comprennent enfin que donner à des tours laides le nom d’un poète ne suffit pas à les rendre belles, qu’ouvrir un centre commercial au cœur d’une cité ne rend pas les gens plus riches, et, surtout, afin qu’ils regardent de plus près leur quota d’expulsions, en songeant aux conséquences sur les familles brisées par leur politique.

Le Voyage d'hiver d'Amélie Nothomb

Le Voyage d’hiver d’Amélie Nothomb
« Il n’y a pas d’échec amoureux », il y a des échecs tout court… Nous avons tous souffert d’une déception amoureuse mais avons-nous conscience des conséquences de nos frustrations ? Zoïle, un agent d’EDF sans histoires, compte faire exploser l’avion de 13h30 au départ de Roissy-Charles-de-Gaulle parce qu’il a le cœur brisé. Pendant les quatre heures qui précèdent cet acte, il va écrire sa haine sur un bout de papier qui disparaîtra avec lui, un bout de papier de 133 pages que nous révèle Amélie Nothomb dans son dernier roman.
Zoïle ne tient pas à se déculpabiliser ni à expliquer son acte, non, il veut faire passer le temps dans l’aéroport. Il raconte son amour impossible avec Astrolabe, une femme charmante dévouée à son amie Aliénor, une romancière attardée, véritable génie littéraire. Les deux femmes vivent en colocation dans un appartement même pas chauffé et Zoïle va les rencontrer lors d’une banale visite d’EDF. Il va tomber fou amoureux d’Astrolabe, celle qu'il croyait au départ être la romancière. Ils vont se revoir très vite mais Astrolabe prévient tout de suite Zoïle, elle doit s’occuper d’Aliénor qui est limitée et ne peut pas avoir d’intimité avec lui : elle s’est engagée et ne compte pas laisser tomber la romancière. Zoïle se résigne, frustré, à supporter cette condition. Il essaiera néanmoins de passer ne serait-ce que quelques minutes avec sa bien-aimée mais doit supporter le regard vitreux d’Aliénor. Il décide alors de droguer les deux femmes avec des champignons hallucinogènes. Accompagné du son électronique d’Aphex Twin, il va profiter de l’étourdissement d’Aliénor pour se rapprocher d’Astrolabe, mais celle-ci reste docile malgré ses visions psychédéliques et va même se moquer de son « plan foireux ». Devant l’impossibilité de vivre son amour, Zoïle va développer une frustration mélangée à une haine incommensurable. Il décide à ce moment précis de commettre un attentat et choisit pour cible la Tour Eiffel, monument apprécié d’Astrolabe et symbole du A, de l’amour.
Amélie Nothomb, fidèle à la rentrée littéraire, signe ici son dix-huitième roman chez Albin Michel. On y retrouve sa touche personnelle avec des prénoms extravagants et invraisemblables : Astrolabe et Zoïle... qui sont aussi des noms communs. Son récit use de la dérision, se veut troublant voire dérangeant et nous fait voyager dans les profondeurs de l’âme humaine. Elle développe un thème déjà présent dans Le Sabotage amoureux, Robert des Noms propres et Attentat, celui de l’amour inconditionnel non partagé. Elle ne se renouvelle donc pas mais arrive toujours à nous surprendre. Néanmoins, on peut regretter la brièveté de ce roman qui tient plus de la nouvelle et qui nous laisse sur notre faim.
Le Voyage d’hiver d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 2009, 133 pages, 15

jeudi 8 octobre 2009

La clé de l'abîme, José Carlos Somoza

La clé de l'abîme, de José Carlos Somoza, traduit de l'espagnol par Marianne Million, paru aux éditions Actes Sud en Septembre 2009.

Il y a des secrets qui sont difficiles à garder ! Et quand ce secret révèle l'emplacement d'une « clé » qui pourrait détruire Dieu, le conserver devient impossible. Lorsque l'employé de train Daniel Kean reçoit cet arcane de la bouche d'un kamikaze, il ne se doute pas que sa vie vient de basculer dans un abîme sombre où il lui sera très difficile de ressortir. Il est alors tour à tour manipulé par deux groupes qui convoitent ce qu'il sait, quitte à commettre les pires exactions. Seulement, ce secret, Daniel Kean ne s'en souvient pas...

Fortement inspiré des « Mythes de Cthulhu » de H. P. Lovecraft, ce roman s'inscrit dans un univers plus fantastique et futuriste que son modèle, beaucoup plus proche de l'héroic fantasy. Les quatorze chapitres de la « Bible » des croyants (texte sacré du roman) font d'ailleurs directement référence aux quatorze chapitres des « Mythes de Cthulhu ». On retrouve également le concept récurrent de l'eugénisme du « Meilleur des mondes » de Huxley, avec des êtres humains uniquement fécondés en laboratoires suite à une catastrophe nommée « La Couleur » (qui peut s'apparenter ici à plusieurs explosions nucléaires). De plus, il existe une nuance entre les hommes biologiques (des êtres humains semblables à l'homme actuel) et les hommes de conception (qui se rapprochent des clones avec leurs morphotypes similaires et leurs apparences androgynes).

Le plus intéressant dans cette fiction n'est pas l'intrigue, mais véritablement l'univers que développe l'auteur autour de son histoire. Habitué des romans fantastiques, José Carlos Somoza conserve cette poésie qui lui est propre tout en introduisant la question de la croyance. Cette « clé de l'abîme » n'est ni plus, ni moins, qu'une façon de contrôler la peur des hommes ; car si sans croyances les hommes éprouvent de la peur, la présence de Dieu leur inspire une crainte plus grande encore. Les hommes ont besoin d'éprouver un sentiment qui les rend vulnérables pour ne pas s'autodétruire. L'intérêt de ce roman porte sur des questions existentielles actuelles telles que la création de l'homme parfait avec la génétique et surtout la remise en cause de l'existence de Dieu qui reposerait sur une gigantesque affabulation.

La traduction du texte est satisfaisante dans son ensemble car ce n'est pas dans sa construction narrative que le roman innove. L'auteur fait voyager ses lecteurs entre des réalités géographiques, que sont l'Allemagne, le Japon ou la Nouvelle-Zélande, tout en conservant cet aspect surnaturel. La Vieille Tour de Tokyo en est le parfait exemple car elle représente un lieu sombre et effrayant, telle une Tour des âmes. Pourtant, cette relative simplicité narrative est par moment perturbante pour le lecteur, qui ne sait plus vraiment où sont les personnages, ni ce qu'ils cherchent à faire. Si le suspens est bien présent,  il s'avère certaines fois facile à anticiper et d'autres fois tellement obscur que même son dénouement n'est pas parfaitement compréhensible. Les personnages sont inégalement construits ; autant trois des personnages centraux dont le héros Daniel sont particulièrement développés, autant d'autres protagonistes restent trop à l'écart. Quant aux méchants, ils sont incomplets. Le personnage de Moon (que l'on rencontre dès les premières pages du roman) aurait mérité une plus grande implication dans l'histoire car son sadisme fait de lui quelqu'un de détestable. Pour ce qui est du « Maître » (le « grand méchant » de l'histoire), on ressent trop peu sa présence dans le roman; on en parle beaucoup, mais en définitive « La Vérité » (un archétype du méchant) joue un rôle plus important. C'est d'autant plus frustrant pour le lecteur de se confronter à un tel anti-héros et de ne l'apercevoir en tout et pour tout deux fois dans toute l'histoire sur un livre de près de quatre cent pages. On peut aussi trouver curieux le côté un peu hédoniste assez étrange auquel se livrent les hommes de conception (aussi bien entre hommes qu'entre hommes et femmes) en recherchant l'orgasme pour atténuer leurs peurs, le tout en se parant de collants moulants de couleurs très vives. Mais quelque part cela peur refléter les sociétés actuelles ou le plaisir physique et l'amour moral sont dissociés.


Ce livre démontre à quel point tous les éléments d'un roman doivent êtres travaillés parfaitement pour un équilibre. L'univers fantastico-futuriste est particulièrement bien développé et l'ambiance sombre qui plane sur l'histoire permet au lecteur une immersion totale dans ce monde fictif et dans cette fausse croyance qui ne paraît pas un seul instant déplacée. Et d'un autre côté, le mystère trop complexe autour des deux antagonistes centraux que sont « La Vérité » et le « Maître » laisse le lecteur sur sa faim. Il y a ce sentiment d'un récit inachevé. Tel un Dieu, ce livre a plusieurs faces, et pour tuer un Dieu, il faut plusieurs clés. Dans ce roman, il aura manqué au lecteur d'autres clés pour espérer toucher le divin.

Guide de l’incendiaire des maisons d’écrivains en Nouvelle-Angleterre, de Brock Clarke, Éditions Albin Michel, 22 €

« Moi, Sam Pulsifer, je suis l’homme qui a accidentellement réduit en cendres la maison d’Emily Dickinson à Amherst, et qui ce faisant, a tué deux personnes, crime pour lequel j’ai passé dix ans en prison. Il suffira sans doute de dire qu’au panthéon des grandes et sinistres tragédies qui ont frappé le Massachusetts il y a les Kennedy, les sorcières de Salem, et puis il y a moi ».

Le Guide de l’incendiaire des maisons d’écrivains en Nouvelle-Angleterre mériterait le prix du titre le plus long et le plus original. Mais pas seulement. Car le livre que vous avez entre les mains est un véritable O.V.N.I. littéraire.

Brock Clarke met en scène Sam Pulsifer, un anti-héros attachant ,dans la grande tradition du naïf qui découvre le monde à ses dépens. Car notre jeune protagoniste apprend assez vite qu’il est un cafouilleur, c’est-à-dire, une personne sans volonté propre qui laisse la vie décider pour lui. C’est ainsi qu’il passera les dix années suivant sa sortie de prison. Après une rapide reconversion dans le packaging, il part vivre avec sa femme et ses enfants dans un lotissement bidon, baptisé Camelot, un cauchemar avec pelouse et maisons à bardeaux synthétiques qui le ravit.
Mais son univers s’effondre lorsqu’un jour Thomas Coleman, le fils des deux victimes de l’incendie vient réclamer vengeance. Car Sam Pulsifer a caché son passé d’incendiaire à sa famille et grand mal lui en a pris. Le fauteur de trouble profite de cette brèche, s’y insinue, et finalement Anne-Marie Pulsifer fini par chasser son mari du domicile familial. Ce dernier se réfugie chez ses parents qu’il n’a pas revus depuis sa sortie de prison et découvre le chaos que son arrestation a entraîné.

Commence alors la seconde partie du roman, celle de la recherche spirituelle sur fond d’enquête policière. Car parallèlement des maisons d’écrivains émérites flambent à toute volé dans la région. Après celle d’Emily Dickinson c’est au tour des habitations d’Edward Bellamy, Mark Twain et Robert Frost de partir en fumée. Accusé à tort notre héro décide de s’improviser détective pour faire éclore la vérité.
Vient alors une profonde réflexion, et c’est là tout le génie de l’auteur, sur la place des livres dans nos vies. À quoi servent-ils ? À s’évader, à rêver d’un monde différent, à se sentir moins seul ? Peuvent-ils nous rendre meilleurs ? Sans tomber dans la philosophie de comptoir Brock Clarke tente de trouver une réponse à ces questions au travers de portraits de personnages hétéroclites.
Au fil des pages nous rencontrons la mère de Sam, une ancienne professeur de lettres qui a fini par se débarrasser de tous ses livres, son père, éditeur, qui a fui son travail pour parcourir le monde, Lee Arders, professeur de littérature qui qualifie tous les auteurs de connards, le trader fou, ex-compagnon de cellule de Sam, qui écrit une fausse autobiographie, et bien sûr notre personnage principal, qui sous l’influence des histoires contées par sa mère a mis le feu accidentellement à la maison d’Emily Dickinson. Tous sont atteints d’un bovarysme aigu dont ils sont incapables de se débarrasser, car l’amour de la littérature est le plus fort.
Pourquoi tenons-nous à ce que les histoires que nous racontons, qu’on nous raconte, qu’on lit soient vraies ? Tout simplement car nous nous façonnons à travers d’elles, et qu’il est terrible de penser que ce fil conducteur soit irréel.

Au passage, l’auteur en profite pour jeter dans un brasier satirique  l'Amérique en quête de coupables, les banlieues pavillonnaires aseptisées, les cercles de lecture pour ménagères, les écrivains solennels, les traders qui écrivent leurs mémoires, les professeurs de littérature, les adultes prosternés devant Harry Potter, les hommes adultères et plus globalement la culture américaine.

Brock Clarke n’hésite pas à utiliser un ton corrosif pour sa farce sardonique. L’absurde est aussi présent, mais le livre n’en reste pas moins agréable à lire. L’on pourra regretter, au passage, une fin bâclée. Malgré ce petit bémol, l’engouement autour du Guide de l’incendiaire des maisons d’écrivains de Nouvelle-Angleterre est réel car il a déjà été publié dans dix pays et les droits d’adaptation viennent d’être cédés au cinéma. Affaire à suivre…




mardi 6 octobre 2009

Le Cercle des Douze, Pablo de Santis

Le nouveau roman de Pablo de Santis, Le Cercle des douze, nous entraîne dans le Paris de la fin du XIXe siècle, à la veille de l'Exposition universelle de 1889. Les douze détectives les plus célèbres s'y sont donné rendez-vous pour présenter un catalogue d'objets et échanger sur leurs méthodes d'investigation et leur perception du crime. Leurs réunions vont être perturbées par une série de morts étranges qui impliquent certains membres de l'organisation. À travers une atmosphère lourde et sombre, Pablo de Santis nous fait découvrir un Paris d'époque, où la Tour Eiffel, symbole de modernité, divise, et où s'affrontent progressistes et obscurantistes.



Pablo de Santis est un auteur argentin, connu notamment pour ses livres destinés à la jeunesse. Il est scénariste de B.D. Ses trois précédents romans sont également parus aux éditions Métailié.



Dans Le Cercle des douze, nous suivons Sigmundo Salvatrio, un jeune Argentin initié à l'art de l'investigation policière par Renato Craig, un détective de Buenos Aires. Ce dernier, après une enquête éprouvante, se voit dans l'impossibilité d'assister au rassemblement des Douze à Paris. Il charge alors Salvatrio de le représenter en tant qu'assistant. Le Cercle a été créé par les douze détectives les plus pointus du monde : les plus grandes revues d'investigation leur consacrent des articles  et relatent leurs enquêtes. Dès les premiers jours, un des détectives meurt en haut de la Tour Eiffel. Salvatrio va enquêter aux côtés de Viktor Arzaky, un Français qui se trouvait être en mauvais termes avec la victime, un détective français lui aussi. S'ensuivent d'autres événements mystérieux qui vont conduire Salvatrio vers divers mouvements ésotériques, sectes occultistes et vers Arzaky lui-même. La suspicion gagne rapidement du terrain et met en lumières les divergences de points du vue et la méfiance qui règnent entre les détectives, à quoi s'ajoutent la concurrence et l'avidité de pouvoir. Cette enquête inattendue va permettre à notre jeune débutant de tester ses capacités sur le terrain et de faire ses preuves devant les plus grands, qui ne révèlent pas si blancs qu'ils veulent le faire croire.



Ce polar bien mené offre une bonne restitution de l'ambiance du vieux Paris. Le récit est ponctué de descriptions qui accentuent le côté sombre de la ville et des protagonistes. Salvatrio, le personnage principal, est aussi le narrateur, ce qui donne au roman un aspect de compte-rendu d'enquête. Ce procédé d'écriture, méthodique et précis, contribue à rendre l'histoire réaliste et permet au lecteur de s'y plonger facilement. D'autre part, le récit est parsemé de petites énigmes que se partagent les détectives lors de leurs réunions. Ils y exposent les faits, les détaillent, émettent leurs hypothèses et apportent la solution. Plusieurs petits mystères originaux sont ainsi élucidés rapidement, ce qui rythme le récit et permet de rattraper le dénouement final, qui est un peu décevant. Un autre aspect intéressant de ce polar historique est la réflexion sur le progrès, propre à cette période en pleine révolution industrielle. La construction de la Tour Eiffel a beaucoup divisé et le livre explore de manière instructive les diverses réactions populaires que cela a suscité. À travers son enquête, le narrateur offre au lecteur différents points de vue sur la notion de progrès, et l'emmène à la découverte de mouvements intellectuels marginaux et de sectes ésotériques croyant aux forces paranormales...




Le Cercle des douze, Pablo de Santis. Traduit de l'espagnol (Argentine) par René Solis. Éditions Métailié, 2009, 19€

lundi 5 octobre 2009

La Reine des lectrices, Alan Bennett

Stupeur au palais de Windsor, la reine s’est mise à lire ! Cet acte à priori anodin ne l’est plus lorsque la lectrice n’est autre que Sa Majesté la reine Élisabeth II, et que les conséquences de cette passion tardive se répercutent sur l’ensemble du royaume. Alan Bennett est au moins aussi célèbre que la Reine outre-Manche où ses pièces de théâtre, ses séries télévisées et ses romans remportent un grand succès depuis plus de vingt ans.

Au détour d’une promenade avec ses chiens dans les jardins du palais, la reine Élisabeth II découvre par hasard un bibliobus. Elle y entre par curiosité, emprunte un livre par pure courtoisie, et là c’est le début de la fin. La reine devient une lectrice compulsive au grand dam de son entourage, négligeant progressivement ses obligations. Peut-on imaginer une Reine avec un grand « R » accuser un retard de deux minutes à une cérémonie officielle et publique, ou encore faire preuve de manque d’enthousiasme à l’occasion de l’inauguration d’une cantine scolaire ? Assurément non. Mais voilà, Sa Majesté voit désormais le monde différemment et ose l’inimaginable. Elle ne s’arrête pas là. Elle s’enhardit au fil de ses lectures et sa désinvolture atteint des sommets lorsque, faisant fi du protocole, elle porte la même paire de boucles d’oreilles à quelques semaines d’intervalle seulement. Le Duc de Windsor la surprend même en train de rire aux éclats, dans la plus grande intimité bien entendu. La reine est tout de même encore consciente de son rôle et ne dépasse pas certaines limites. Ses changements de comportement sont néanmoins inquiétants pour l’avenir du royaume. Le personnel et les conseillers de la couronne se posent de sérieuses questions sur sa santé mentale. Il faut agir vite avant qu’il ne soit trop tard, mais l’irréparable est peut-être déjà arrivé. Le diagnostic de sénilité est posé sans appel lorsque la reine ne se contente plus de lire. Elle écrit !

Ce livre est un exposé plutôt amusant sur le pouvoir de la lecture. Tout y passe : on lit d’abord pour le plaisir et non pour accumuler des connaissances ; il n’y a pas d’âge pour s’éprendre de lecture (la reine a quatre-vingts ans !) ; la lecture permet de s’ouvrir au monde et à soi-même ; lire rend libre, parfois même jusqu’à la subversion, etc. Une jolie balade à travers une pléthore d’auteurs est également proposée. Le lecteur peut se reconnaître facilement dans le personnage et le parcours de la reine. Elle commence à lire par hasard, sans orientation précise, et ses lectures s’affinent au fil du temps. Elle finit par apprécier des auteurs réputés difficiles d’accès.
Un petit roman léger et agréable qui se lit en quelques heures, au style simple et sans prétention. L’intrigue, peu crédible mais bien menée, conduit à une fin très surprenante. Il s'agit d'une farce, un conte contemporain avec une héroïne qui représente une institution mais pourrait très bien être apparentée à une « people ». Alan Bennett utilise un ingrédient facile et très populaire : une « personnalité » pour mener son intrigue. L’originalité, voire l’incongruité du choix de sa lectrice lui offre un bon prétexte pour une évocation gentiment satirique du protocole et de la monarchie, avec un humour pincé et un flegme « so british ». Certains passages sont très drôles, mais le traitement de l’ensemble est trop frileux et révérencieux. L’audace et la fantaisie ne sont pas poussées assez loin, ce qui laisse un goût d’inachevé.

La Reine des lectrices, Alan Bennett, roman traduit de l’anglais par Pierre Ménard. Denoël et d’ailleurs, 2009, 12€, 174p.

mardi 22 septembre 2009

Les montres molles


Les montres molles de Claude Ponti, édition Ecole des loisirs

Décidément ce monsieur monsieur ne sait pas trés bien qui il est.

Montre molle quand il rencontre une montre molle, boule quand il se met en boule, cube quand il pense à un cube ou éléphant quand un éléphant lui traverse l’esprit, il est toutes ces choses à la foi, multiple et protéiforme, en perpétuelle recherche d’identité ; et il n’y a guère que la belle mademoiselle moiselle qui lui permet de redevenir lui même.

Cette jolie petite histoire que nous conte Claude Ponti, entre surréalisme et onirisme, ou se rencontre l’œuvre de Dali et les poèmes de Jean Tardieu est une magnifique quête initiatique. Le dessin, à la foi simple et enfantin mais se révélant d’une grande efficacité, accompagne un texte épuré de tout effet de style superflu.

La petite fille du port de Chine, de Agnès Bertron-Martin et Anne Buguet

La petite fille du port de Chine danse pour oublier les malheurs qui pleuvent sur son peuple. Le Dragon-Serpent, un monstre redoutable, pille régulièrement le village de ses richesses et sème la terreur sur son passage avant de retourner dans son antre, au fond de l’eau. Depuis des millénaires, personne n’a jamais réussi à l’arrêter, et pourtant, lorsque le jeune marchand se fait happer par le monstre, l’amour que la petite fille du port de Chine porte au garçon viendra à bout de cette menace.

Un peu de poussière d’étoile, de l’encre de Chine et un rayon de lune : nous voilà emportés dans un tourbillon féerique où la beauté de la danse occupe une place centrale.

Néanmoins, les tons ocres et la sobriété des illustrations s’opposent au caractère fantastique et merveilleux du conte traditionnel. Anne Buguet s’inspire de la peinture asiatique et les dessins, quoique originaux et détaillés, restent assez fades et ternes, alliant des tonalités brunes, violettes et jaune foncé.

Par ailleurs, l’écriture de Agnès Bertron-Martin se révèle simpliste et plutôt répétitive dans ses formules. Le récit repose sur des événements intéressants mais se traîne un peu malgré des tonalités poétiques agréables.

La petite fille du port de Chine, de Agnès Bertron-Martin et illustré par Anne Buguet, Les petits albums du Père Castor, Flammarion, 2006.

Le Cheval de Craie, de Pierre Gabriel



Le Cheval de craie, de Pierre Gabriel, Illustrations de Patrice Mazoué, Collection le Farfadet Bleu, éditions le dé bleu, 1997

Le Cheval de Craie est la dernière œuvre de Pierre Gabriel, et a été publié à titre posthume. Ce receuil de poèmes à été écrit à l’origine pour le petit fils de l’auteur et « pour tous les enfants du monde ».
Il contient trente-six poèmes qui évoquent des thèmes très simples mais qui, sans manifester une grande qualité littéraire, attirent l’œil et offrent aux enfants un premier éveil à la poésie tout à fait convaincant. Peuvent en témoigner ces titres : « Le Cheval de Craie, Pensée-rêve, C’est le vent, Le Temps, Le voyage, Le songe en cage, La bougie, Les quatres pies, etc. »
L’écriture en elle-même est très simple, agréable à lire et facile à comprendre pour des jeunes enfants. Ils peuvent facilement mettre une image sur les mots et très facilement s’amuser avec les rimes. Pierre Gabriel écrit en vers libre et en vers court Il n’y a pas deux poèmes qui se ressemblent mais la variation des thèmes permet aux jeunes lecteurs de naviguer sur les pages à leur guise. Ses poèmes se contruisent sur des voix en échos qui se répondent ; ainsi on entend parfaitement les rimes et surtout la musicalité qui émane de ces vers. D’ailleurs, les illustrations de Patrice Mazoué permettent aux enfants de mieux se représenter les thèmes et les personnages des poèmes tout en répondant par le dessin à la musicalité poétique des vers de Pierre Gabriel.

En définitive, ce receuil posthume de Pierre Gabriel est représentatif de l’Homme et de son œuvre. Il présente la poésie comme quelque chose de simple et d’accessible à tous. L’adresse aux enfants est d’ailleurs particulièrement bien choisie car qui mieux que les enfants peuvent entendre la poésie.

Pour rendre hommage à ce poète, abandonnons-nous à :

L’ESPOIR
Je ne dis pas : Il est trop tard,
Nous avons laissé se mourir la terre,
Elle ne portera plus
Les fruits de la lumière
Et ses graines de vie.
Je dis : Le ciel demeure
Ouvert au soleil, aux étoiles,
Tous les arbres n’ont pas péri,
Les feux brûlent aussi de joie.
Je ne dis pas : Il fait si noir
Que les hommes ne peuvent plus voir
Le visage de ceux qu’ils aiment,
Ils ont oublié le silence
Mais ne savent plus se parler.
Je dis : Chaque aube tient promesse,
Elle te rend ce que la nuit
Avait effacé pour toujours,
Les fleurs, l’espoir, le goût du vent
Sur les plages bleues du matin.
Je ne dis pas : Les sources sont taries.
Je dis que rien jamais n’est perdu,
C’est à toi de creuser plus profond
Pour que l’eau pure à nouveau jaillisse.
extrait de C'était hier et c'est demain, éd. seghers, 2004

Petit Prince Pouf, Agnès Desarthe et Claude Ponti, L'école des Loisirs, 2006

Une collaboration réussie entre Agnès Desarthe, initialement traductrice, qui est l’auteur de nombreux romans pour enfants, et Claude Ponti, l’un des piliers de la littérature jeunesse, célèbre pour son écriture originale et créative et ses qualités d’illustrateurs.

Cet album apprendra aux enfants qu’on ne doit pas juger sur les apparences, à travers l’histoire de Pouf. Ce jeune prince de deux ans au nom étrange et amusant va faire la connaissance de son précepteur, Monsieur Ku. Celui-ci va tout de suite se rendre compte que Pouf n’est pas un enfants comme les autres, lorsqu’il le traite avec respect lors de leur première rencontre, malgré son nom, souvent sujet de moqueries. L’enseignement du professeur, en apparence assez vide, amènera le roi et la reine à mal le juger et à vouloir son départ. Pourtant, au travers de ses leçons simples, il apprend la vie au jeune enfant et ses leçons feront leurs preuves à la fin de l’histoire, quand le prince triomphera du méchant conseiller du roi.

L’histoire est en apparence assez banale et la morale plutôt commune, mais Agnès Desarthe nous transporte dans un univers poétique et plein d’humour, renforcé par la qualité des dessins de Claude Ponti, véritable invitation au rêve. Une fois de plus, leur talent font de cet ouvrage un livre agréable et amusant, qui ravira petits et grands enfants.

Le Mammouth, de Marcel Aymé

Le Mammouth fait partie d’une série de contes de Marcel Aymé : Les nouveaux contes du chat perché. Cet album jeunesse, au style particulier, transporte les lecteurs dans un monde où les animaux parlent et où le quotidien d’une famille est bousculé par l’arrivée d’un bien étrange visiteur…

L’histoire se déroule dans une ferme habitée par une famille de paysans. Les parents, un peu rustres mais aimants, élèvent leurs deux filles au milieu des animaux de la ferme. Un matin, un mammouth se présente à leur porte et, devant l’insistance de leurs filles, ils décident de l’adopter. Le récit est riche mais utilise parfois des images littéraire crues, représentant le quotidien de la campagne. Par exemple, un coq qui pleure la mort d’un canard sous les pattes du mammouth, se trouve tellement inconsolable qu’on décide de lui tordre le cou ; ou encore le cochon qui se laisse égorger de tristesse. Néanmoins, le personnage du mammouth donne lieu à des scènes émouvantes telles que les élans de solidarité qui gagnent les animaux de la ferme, ou encore les scènes de jeux avec les enfants.

L’histoire aurait pu être traitée de manière plus intéressante, on peut regretter l’absence de rebondissements tout au long du récit. Seule la fin présente un peu d’action : le mammouth quitte la ferme un temps, après avoir émis le souhait de rentrer en Sibérie. De longs mois plus tard, alors que les fermiers n’espéraient plus, il revient accompagné d’un petit mammouth. Malgré un texte dense, les illustrations sont présentes. On peut néanmoins regretter leur aspect peu travaillé : les contours sont imprécis, les personnages mal représentés et les couleurs peu uniformes.

Mammouth – Un nouveau conte du chat perché, Marcel Aymé, illustrations de Claudine et Roland Sabatier, éditions Gallimard jeunesse, 1997

Riquet à la Houppe, de Charles Perrault, illustré par Ronan Badel

Larousse revient sur le devant de la scène avec une merveilleuse collection. « Mes premiers contes » remettent au goût du jour les classiques de nos enfances. C’est avec nostalgie que l’on contera, entre autre, Riquet à la Houppe à nos chère têtes blondes.
Le texte original du célébre fabuliste Charles Perrault (1628-1703) est agrémenté d’illustrations, à l’aquarelle, naïves qui font écho au sujet principal.
Car comme tout bon conte, nous n’avons pas seulement affaire à une belle histoire de prince pas très charmant et princesse pas très maligne. On y trouvera une morale sur les valeurs humaines à transmettre.

Car notre héro n’est pas beau, il boite, et est affublé d’une crinière indomptable. Comment trouver l’amour d’une belle princesse avec de pareils handicaps? Fort heureusement il est aussi doté d’un esprit vif et intelligent. Et comme les contes sont bien fait, il existe dans le royaume une magnifique princesse, un peu cruche, et maladroite, qui acquerra de l’esprit à force de fréquenter Ricquet. Puis grâce au pouvoir de l’amour, notre jolie princesse ne verra plus que la beauté intérieure de son prétendant. Ils vécurent heureux et eurent plein d’enfants.

Une histoire à l’apparence banale, mais les vertus des deux personnages sont omniprésentes, et permettront à votre enfant d’être plus enclin à apprécier l’intelligence à la force, et à ne pas se fier aux apparences. Encore une belle victoire pour Charles Perrault !

Chaque tome de la collection abordera ainsi des grands principes moraux, avec des personnages populaires comme Blanche-Neige, Hansel et Gretel ou encore Le Chat Botté.

La Princesse et le dragon, de Robert Munsch et Michael Martchenko

Les contes de fées sont tous les mêmes : « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… », des histoires qui se finissent bien, où la belle princesse épouse le beau prince à la fin. Mais les héros de contes de fées ont, eux aussi, des défauts. La Princesse et le dragon, c’est l’histoire d’une princesse, Élisabeth, qui doit épouser un beau prince un peu hautain, Ronald. Mais un dragon va mettre fin à ce doux projet, engloutissant le château. Il kidnappe le jeune prince et Élisabeth se retrouve seule, sans aucun apparat, nue. Elle doit se contenter d’un sac en papier comme robe, ce qui n’est pas digne d’une princesse, mais, étant dans la nécessité… L’apparence n’a plus d’importance quand on est seule et qu’on a tout perdu. Elle va tout faire pour retrouver son bien aimé et ainsi suivre les traces du dragon jusque sa tannière. Un peu d’ingéniosité lui permettra d’épuiser le dragon, à bout de souffle. Elle court donc délivrer son preux chevalier mais celui-ci n’a pas la réaction escomptée par la belle : « Regarde ta robe ! » Et oui, ce prince n’est pas parfait et privilégie l’apparence aux sentiments contrairement à la petite Élisabeth qui préfère laisser tomber son bien aimé. Morale de l’histoire : faut-il mettre un sac en papier pour vérifier l’amour de son chéri ? Non bien sur, mais cette histoire, si enfantine paraît elle, n’en reste pas moins une belle petite leçon sur l’apparence qui règne.

Bien que l’histoire soit de qualité, les illustrations sont néanmoins plutôt décevantes car elle manquent de couleurs. En effet, les illustrations paraissent fades et sans vie, presque comme des brouillons inachevés qui n’auraient pas reçu un coup de pinceau final.

Robert Munsch est l'auteur qui vend le plus de livres jeunesse au Canada. En 1986, il publie Love You Forever, qui se vend à plus de 30 000 exemplaires et devient le livre pour enfants le plus vendu au Canada.

La Princesse et le dragon, de Robert Munsch et Michael Martchenko, éditions Talents Hauts, 2005, 25 pages.

Imagine de Norman Messenger, Le Seuil Jeunesse, 2005

« Imagine un monde où les choses ne seraient pas ce qu’elles semblent être » Difficile à imaginer, et pourtant Norman Messenger fait travailler notre imagination avec un livre fantasque et original qui s’ouvre par une porte qui nous laisse perplexe : sommes-nous dedans ou dehors ?

Imagine est le premier album de Norman Messenger publié au Seuil Jeunesse en 2005. L’auteur est un illustrateur reconnu à travers le monde, fondateur de l’« Association of Illustrators » en Angleterre et lauréat du prix Redbook aux Etats-Unis pour La Maison d’Anabelle.

Ce livre interactif interpelle le lecteur, petit ou grand, et lui fait découvrir un monde différent où tout semble pouvoir arriver. Comme le dit l’auteur « observe bien. » C’est le secret, semble-t-il, pour accéder à un monde fait de bizarrerie et de fantaisie. On suit Norman Messenger par cette porte curieuse et on se laisse entraîner dans le pays des géants, la forêt de la sorcière et une ville sans dessus-dessous. Le lecteur expérimente aussi la transforation des animaux grâce aux nombreux rabats et créé ainsi une girafe avec une crinière de cheval, des bois de cerf, un corps de tigre et une queue de singe. De quoi, vous faire tourner la tête.

Les illustrations magnifiques pourraient se passer des quelques lignes qui les accompagnent. Elles nous laissent découvrir à notre guise ce qu’apporteraient des petits changements dans notre monde bien carré et droit et ce qui bouleverseraient nos habitudes. Il suffit juste de laisser son imagination vagabonder le temps de quelques pages…


Imagine de Norman Messenger, Le Seuil Jeunesse, 2005

mardi 15 septembre 2009

Le requiem de Franz, Pierre charras. Mercure de France, septembre 2009

Pierre Charras nous invite dans l’intimité de Franz Schubert en nous faisant vivre avec lui ses derniers instants.

1828 : le compositeur a 31 ans, il a composé plus de mille lieds et se meurt de la syphillis. Sa peur de la mort l’amène à s’accrocher à ses souvenirs

Il évoque alors les figures aimées, et nous laisse remonter avec lui le fil de sa vie :

Il y a sa mère, la seule femme à l’avoir aimé, mais aussi Thérèse, le premier amour qu’il n’a jamais cessé de rechercher. Il raconte aussi les jeunes filles indifférentes, autant d’objets de mystère pour l’artiste qui n’a jamais su s’en approcher.

Bethoveen est le maitre incontesté aimé en silence, le génie qui laissa à sa mort un disciple dévasté mais soulagé. Mozart, dont le génie et l’influence sont évoqués vient s‘asseoir aux côtés d’Hayden, de Bach et de Goethe pour saluer l’artiste au seuil de sa mort. Sont aussi racontés les concerts de Pagannini où un Schubert exalté entrainait ses amis.

Il nous parle de ses journées à deux temps, entre le travail, les amis et l’ivresse. On entend alors combien sa musique a été soutenue par ses amis qui n’ont cessé de l’encourager en s’enthousiasmant pour son art ; ces compagnons joyeux et passionnés dont il n’aurait pu se passer et qu‘il divertissait au café, en se noyant dans le vin.

Charras nous propose une lecture très humaine du musicien. Son portrait, dressé par le personnage de Schubert lui même, se déroule sur le rythme d’une prière funéraire, et s’achève sur un requiem. Le musicien imagine cette symphonie et se refuse à mourir. L’auteur nous propose l’image d’un homme qui ne peut s’arrêter de créer, et cède à la musique et à son rêve de reconnaissance ses derniers instants. C’est le récit simple et moderne d’un homme malheureux qui dédie son existence à l’amour des autres et à la musique. La prose est légère et le récit est émouvant dans sa simplicité. On s’attache au musicien et à son univers. L’auteur de 19 secondes et de Bonne nuit, doux prince évite les détours chronologiques, et parvient dans ce petit roman d’une centaine de pages, à esquisser un dessin où apparaît un jeune homme tourmenté dont la vie s’écrit ici au rythme d’une prière.

Deux querelles : une cadette épineuse et l’humanité divisée, Pierre Bergounioux, édition Cécile Defaut, 2009


Ces deux « querelles » que nous expose Pierre Bergounioux sont fondamentales pour la compréhension de notre culture contemporaine. La première, magnifiquement présentée dans un court essai au style lumineux, voit s’opposer « la corporation des écrivains », enfants des bois et de la nature abondante et s’exprimant originellement sous la forme du mythe, aux philosophes, les cadets épineux, nés de la ville et de la division du travail et revendiquant une prééminence dans le discours de vérité, au risque de concurrencer le monopole exclusif de la narration.

La seconde querelle, dévellopée dans un essai beaucoup plus court que le premier, mais dans un style toujours aussi bien maitrisée, oppose cette fois ci, les deux idéologies, les deux promesses de notre modernité : d’une part, la promesse libérale, d’origine anglo-saxonne, de la prospérité, d’une société d’abondance enfin libérée de la nécessité et, d’autre part, la promesse égalitaire, née pendant la révolution francaise et se réactivant par à coup révolutionnaire.

Cet exercice de style auquel se livre Pierre Bergounioux, au delà de ses qualités purement littéraires, est riche de multiples résonnances qui éclairent notre temps et notre culture. Mais il peut être aussi considéré comme un manifeste, comme une déclaration d’amour de l’auteur à la philosophie, c’est indispensable complément à la littérature qui permet à celle-ci de transcender la banalité du quotidien, et à l’iédologie égalitaire, à l’heure où sa concurrente anglaise c’est entièrement réalisée et à même sombrée dans un consumérisme sans limites.

Ce livre est un appel à la réactivation de la philosophie et de l’idéologie révolutionnaire, seul antidote à la banalité de la fiction sans concept et de la consommation sans idéal.

Deux querelles : une cadette épineuse et l’humanité divisée, édition Cécile Defaut, 2009

lundi 14 septembre 2009

Lydie Salvayre, BW, 2009, édition du Seuil

Un hymne à la littérature et à la vie, qui selon BW ne peuvent exister l'une sans l’autre...

Lydie Salvayre n’en est pas à son premier roman, La compagnie des spectres (prix Novembre en 1997) ou encore Portrait de l’écrivain en animal domestique (2007) avait déjà suscité les éloges des critiques et du public. Mais ce nouveau livre de la rentrée littéraire a ceci de particulier qu’il n’est pas un roman à proprement parler, mais qu’il se situe plutôt à la frontière entre biographie et autobiographie. En effet, le récit est rédigé à quatre mains, l’auteur se faisant le scribe de son compagnon. Le « je » et le « tu » se mélangent d’un dialogue à l’autre, pour retrouver la profusion et la richesse du ton de la discussion. L’auteur écoute son ami, lui répond, l’admire, fait des apartés au lecteur comme entre amis, après un bon repas arrosé.
Malgré la légèreté et le ton complice que l’auteur met en place, le sujet du livre reste grave: le compagnon de l’auteur, B.W. (Bernard Wallet) ancien éditeur illustre, est en train de perdre la vue (triste ironie pour un lecteur passionné) tandis que la littérature, aux prises avec l’économie de marché, se meurt. Deux destins liés depuis longtemps, autour de la maison d’édition Verticales fondé par BW en 1997. « Verticales » comme les pentes de l’Himalaya qu’il a arpentées dans sa jeunesse, « verticales » comme les falaises afghanes qui abritaient le bouddha détruit par la folie des talibans, « verticales » comme le fait de rester debout face à la normalisation, la « best-sellerisation » de la littérature…

BW raconte sa passion pour le livre, sa carrière de coureur à pied, les voyages sans un sou, le besoin de fuir sa famille et la France pour connaître le monde et intrinsèquement sa violence, sa folie mais aussi sa beauté. Ce texte est un hymne à la littérature et à la vie, qui selon BW ne peuvent exister l'une sans l’autre. Mais c’est aussi un règlement de compte avec le monde de l’édition : la loi des financiers, les consensus mous, le mercato entre les auteurs qui changent « d’écurie », l’appauvrissement effectif de la littérature.

Ce livre qui n’est pas un roman, flirte pourtant avec le romanesque car la vie de BW est emplie de rencontres et d’aventures toutes plus exceptionnelles les unes que les autres. Néanmoins le livre connaît quelques travers liés à la relation qu'entretiennent les deux personnages : l'auteur admire son compagnon et décrit parfois les activités de l'éditeur de manière dithyrambiques. En effet, de la tonalité joviale de la discussion et de la profusion du propos, naît aussi la faiblesse du récit, parfois exprimé avec une emphase excessive.

mardi 8 septembre 2009

Tels des astres éteints, Léonora Miano

Léonora Miano entreprend de scruter l’âme de l’Afrique dès son premier roman L’intérieur de la nuit. Elle continue sa réflexion dans Contours du jour qui vient. Tels des astres éteints, son 4e roman, vient clore le cheminement d’un continent de l’errance jusqu’au possible apaisement.

Epa est un enfant soldat enrolé de force dans l’armée d’Isilo qui s’est donné pour mission de renverser le pouvoir en place et débarrasser le Continent de toutes ses sangsues (comprenez les Occidentaux et leurs hommes de mains locaux). La guerre civile s’étend, les troupes d’Isilo gagnent du terrain, pendant que le doute s’installe dans l’esprit d’Epa. Il finit par s’échapper et rencontre Ayané qui le soigne.

L’Afrique ne sait pas de quoi elle se meurt, ou plutôt refuse de le savoir. Alors une force maléfique plane sur le Mboasu. Elle hante le continent. Elle est lourde, destructrice, impalpable, et sévira « tant qu’on ne lui aura pas fait droit ». Cette force représente les exhalaisons des hommes morts lors de la traite négrière. Ils réclament de sortir de l’oubli, ils réclament qu’on les délivre de leur errance, ils réclament qu’on leur offre une sépulture, car « il n’est nulle part de puissant, qui foule aux pieds la mémoire de ses défunts ». Ce roman est un appel à l’Afrique, à ériger un monument à la mémoire de ses morts, à regarder ses plaies béantes pour parvenir à les panser.

La réflexion de l’auteur est soutenue par une écriture profonde, poétique, qui semble sortir de ses entrailles autant que de celles de la terre qu’elle raconte. Le roman est rythmé par le cri de douleur de ces défunts qui sonnent comme des prophéties, intercalées entre chaque chapitre. Il se termine par l’universalisation du propos de l’auteur : « A ceux qui se demandent en quoi cette question intéresse d’autres que les Africains et leur diaspora, nous rappelons simplement que toute violence faite à l’autre est une violence faite à soi-même. C’est donc l’humanité dans sa globalité qui a été offensée, et qui le demeure, tant que le silence pèse. »

Tels des astres éteints, Léonora Miano. Plon, août 2009, 275p.

La vaine attente, Nadeem Aslam

L’Afghanistan est un pays déchiré par les guerres depuis bientôt trente ans. Durant tout ce temps, le pays a été le théâtre d’invasions diverses, motivées par la volonté de suprématie et le profit. Les bombardements, les attentats et les meurtres font partie du quotidien des Afghans, atrocités auxquelles s’ajoute une guerre civile.

La vaine attente est le deuxième roman de Nadeem Aslam. Cet écrivain anglo-pakistanais profite une seconde fois de sa double culture pour nous livrer un roman fort, parfois dur, qui nous fait découvrir un pays déchiré par les guerres et la cruauté humaine. Son premier livre, « La Cité des amants perdus », se déroulait dans une communauté pakistanaise de Londres. Il mettait en scène un couple déchiré entre la volonté de modernité et le poids des traditions.

Cette fois-ci, l’auteur nous plonge au cœur de l’Afghanistan de 2005. Nous y suivons quatre personnages d’horizons totalement différents : un Anglais qui s’est établi dans le pays après son mariage avec une Afghane ; une Russe à la recherche de son frère, un soldat soviétique ; un Américain, ancien agent de la CIA et un jeune Afghan enrôlé par les talibans. Tous sont en quête d’un parent disparu, de réponses, d’un idéal, et surtout d’eux-mêmes. À travers leurs histoires, on découvre la culture d’un pays et ses habitants, qui tentent de vivre malgré la guerre. Chaque personnage nous délivre un pan de l’histoire de ce pays et nous amène dans des lieux tantôt remplis de parfums et de poésie, tantôt suffocants, au coeur des montagnes ou à travers les ruelles de villages typiques. Chaque centimètre de terre porte en lui le souvenir d’événements passés, tragiques ou heureux. Les destins se croisent et les diverses nationalités tentent de s’apprivoiser, de mettre de côté préjugés et rancœur. On découvre le rôle joué par leurs pays respectifs dans cette interminable guerre, on voit comment chacun a été personnellement touché et a pu voir sa vie basculer, même à des milliers de kilomètres de distance.

Ce livre nous transporte dans un monde où la violence nous apparaît à nous, qui en sommes loin, comme insupportable. Les personnages sont tous confrontés, au moins une fois, à la souffrance, tant physique que psychologique. Néanmoins, l’émotion et la beauté occupent une grande place, notamment à travers de très belles descriptions de paysages ou de parfums. Les éléments du récit s’emboîtent parfaitement autour des quatre personnages principaux, dont les origines opposées permettent à l’auteur d’aborder et d'expliquer de nombreux événements historiques. Au moyen de flashbacks, l’auteur nous montre que chaque pays a sa part de responsabilité dans la situation actuelle de l’Afghanistan. Chaque camp a contribué à des cruautés ainsi qu’à la mort de centaines de civils. C’est cette somme de points de vue divergents qui permet de comprendre l’histoire trouble de ce pays, sacrifié par la bêtise humaine. La vaine attente est un roman qui nous emmène loin, à la fois dans la violence et dans la beauté.

La vaine attente, de Nadeem Aslam. Traduit de l’anglais par Claude Demanuelli. Éditions du Seuil, 2009 , 386 p., 22 €.

Le Jeu de l'Ange de Carlos Ruiz Zafón

Quel écrivain n’a jamais rêvé d’écrire le livre ? Celui qui déchainerait les foules, passionerait les critiques, et qui déclencherait des guerres et des tueries. C’est ce qu’un homme mystérieux aux prunelles noires et à la gueule de loup demande à l’écrivain David Martín : « lui écrire un livre n’ayant jamais existé ».

Dans la fantastique Barcelone des années 20, entre un amour impossible et une amitié perdue, David n’aura de cesse de rattraper ses erreurs.C’est alors qu’il découvrira que l’homme mystérieux a tout d’un Méphisto aux ailes noires. Et même si son âme est déjà perdue, il fera tout pour protéger les personnes qui lui sont chères du destin funeste qui les attend. Mais la vérité n’est pas toujours celle que l’on croit…

Carlos Ruiz Zafón est un véritable prodige de la mise en scène et de la narration ; Il s’interroge avec pertinence sur la place de l’écrivain dans la société et offre un renouveau au genre fantastique. Il est parfois difficile de savoir où commence le rêve et où s’arrête la réalité dans ce livre tant l’auteur excelle à emporter le lecteur exactement là où il veut. Les personnages sont allégoriques, et sont habilement associés à des thèmes particuliers qui leurs délivrent une humanité encore plus importante. Isabella peut donc réprésenter la jeunesse et la vivacité d’esprit là où Cristina est assimilée à la pureté et à la détresse amoureuse. Il y a véritablement plusieurs genres qui s’enchâssent dans ce roman, d’une part le fantastique qui reste présent tout au long du récit, mais également le policier qui prend une place plus grande à mesure que l’histoire se dévoile. On peut également évoquer le récit autobiographique fictif car ce récit est conté à la première personne par l’intermédiaire du héros David Martín.

Le style de l’auteur (tout du moins du traducteur) est agréable à lire et à entendre, les passages narratifs sont bien construits et le lecteur n’est pas sujet à la somnolence récurrente que provoquent certains romans actuels. Il y a là un travail conséquent de la part du traducteur qui cherche à reproduire le souffle de l’auteur et qui, au vu du résultat, a parfaitement réussit son contrat. Les descriptions des lieux invitent le lecteur à se les imaginer et l’on se prête parfois à rêver des vieilles rues de Barcelone. Les lieux jouent d’ailleurs une place centrale dans le roman car ils sont à l’image de leurs habitants, comme si ils n’étaient qu’une partie du corps des personnages.

Les mauvaises langues pourront dire ce qu’elles veulent, Le Jeu de l’Ange est bien une réussite et même si la ressemblance avec son prédécesseur L’Ombre du Vent est flagrante, il n’a rien à lui envier. Le cadre est identique et les personnages tout aussi attachants mais cette fois l’auteur a créé une somptueuse fresque littéraire où se croisent un Don Juan amical, une princesse malheureuse, une jeune mégère non apprivoisée, un assassin cherchant à échapper à son destin, un vieux libraire attachant, un Mephisto à l’allure de dieu de la mort et un écrivain talentueux mais déchu qui peut se transcender en ange.

Loin des bras de Metin Arditi, roman

Voici un singulier roman abordant les difficultés de la reconstruction psychologique, dix ans après la guerre. On y croise à travers une succession de courts chapitres haletants, des personnages complexes, blessés par la vie, qui ont autant de mal à s’aimer qu’à accepter l’aide des autres. Tous sont professeurs et ont trouvé à l’Institut Alderson, pensionnat suisse pour enfants aisés, un refuge confortable. Mais des difficultés financières risque d'entraîner son rachat, et un changement de vie radical pour ces écorchés.

Après La pension Margueritte (Prix Lipp, 2006) et La Fille des Louganis (Prix Version Fémina, 2007) Metin Arditi signe ici un chef d’œuvre. Beaucoup ont déjà écrit sur la guerre, mais peu se sont attardés avec autant de brio sur sa continuité et ses répercussions désastreuses dans de nombreuses vies. Divers sujets sont ainsi traités avec délicatesse comme la honte d’avoir été collabo, la douleur du deuil, le pacifisme déguisé en lâcheté, l’antisémitisme, les amours jugés contre nature…

Autant de personnalités différentes qui, durant la guerre se seraient entre-tuées simplement pour ce qu’ils étaient et aujourd’hui doivent se fréquenter. Ils se cherchent des excuses pour leurs agissements et apprennent la tolérance. Dans un livre palpitant, rythmé par la danse, la photographie, le théâtre et la littérature qui y sont omniprésents, c’est un voyage initiatique qui commence. Et c’est travers ces arts que chaque personnage va se libérer, et trouver ainsi une voie pour s’exprimer.

Une fois de plus Metin Arditi aborde la psychologie avec pudeur, et nous prouve que même les moments les plus difficiles à surmonter nous apportent leurs lots d’expériences. De plus, l’espoir de s’en sortir n’est pas vain, malgré les nombreux efforts à fournir. Les activités artistiques sont des véritables exutoires par lesquels les personnages exultent et attestent du pouvoir de l’art, quel qu’il soit, par la libération de l’esprit. Après tout, que l’on soit acteur d’une pièce de théâtre, ou photographe, nous sommes tous égaux devant ces activités car c’est la technique et l’amour de l’art qui nous rassemble .

L’auteur nous offre un vibrant hommage à l’Art, et à ses vertus térapeuthiques.

« Vous avez honte n’est ce pas ? C’est ça, la consolation. C’est quand on est prêt à être blessé à nouveau. Un beau jour, le passé se fait plus petit. Et on a honte de mieux vivre. »